Espace de libertés | Janvier 2019 (n° 475)

Les jeunes, des « addict-sensibles » ?


Dossier

Écrans, jeux, et même boissons ou nourriture… Les adolescents sont-ils plus propices à tomber dans un état d’addiction ? Petite enquête chez de jeunes accros.


« Maman, j’ai une partie en cours. Tu passes devant l’écran, pfff, je ne vois plus rien. Je vais me faire tuer ! » Virtuellement tuer, cela s’entend. Comme des milliers de jeunes ados, Pierre joue énormément à Call of Duty (L’appel du devoir) sur sa PlayStation. C’est un des incontournables du moment. Le principe est simple : il faut abattre des ennemis. Il s’agit d’un jeu vidéo de tir. Il se joue connecté, en ligne avec des « amis ». Ce qui constitue une forme de sociabilité. Certains y jouent plusieurs heures chaque jour. Et même quand la console est éteinte, le jeu est persistant. Le monde virtuel continue à vivre dans la tête de l’enfant.

La dépendance guette aussi les détenteurs de smartphones, c’est-à-dire presque tous les écoliers qui rentrent dans le secondaire. Plus de 80 % des jeunes entre 13 et 16 ans possèdent un smartphone (sondage iVOX mené auprès de 1 000 parents belges).  Votre enfant a de mauvaises notes ? Essayez seulement de lui confisquer son GSM. Bonne chance ! Ce doudou sans fil, comme le nomme le psychologue Michaël Stora, est comme greffé à sa main.

Ces exemples montrent combien les écrans, petits ou grands, sont devenus des composants essentiels de la vie des jeunes Occidentaux. Un autre sondage représentatif (Dedicated, réalisé auprès de 821 jeunes francophones en 2016) révélait qu’un élève entre 11 et 18 ans passe plus de 8 heures par semaine à jouer à des jeux sur écran en tout genre (le double du temps consacré au sport). Ce n’est bien entendu qu’une moyenne. Les gamers sont devant des écrans plusieurs heures par jour. Un tiers d’entre eux avouent s’être déjà couchés trop tard à cause d’un jeu vidéo et ne pas arriver à se lever le lendemain. Plus d’un enfant sur huit avoue que les jeux le rendent agressif.

Dépendants de leur smartphone

Lors du Forum « Addiction & Société » qui s’est tenu en octobre dernier à Flagey, des chiffres révélateurs ont été rappelés : plus de 21 % des jeunes Belges sont dépendants de leur smartphone. Un quart des 12-18 ans l’utilisent cinq heures par jour en semaine. Près d’un jeune sur dix (9,5 %) est cyberdépendant, c’est-à-dire à l’utilisation compulsive du Web. Pas grave ? Que nenni. Le Forum a mis en avant, sans tomber dans l’alarmisme, qu’il  existe des liens probables entre l’utilisation excessive du smartphone et des troubles comportementaux psychologiques et physiques. Pour l’ensemble de la population, adultes compris donc, le risque de passage de l’usage abusif à l’addiction, est fréquent. L’exemple de l’alcoolisme chez les joueurs excessifs de jeux vidéo est souvent cité. Et, au final, plus de huit cyberdépendants sur dix (86 %) vont présenter des troubles mentaux comme de l’anxiété, de la dépression, des obsessions…

illu-addiction-jeunesse

Un nouveau mot est également apparu dans le vocabulaire : le « multitasking ». Il désigne le fait pour les enfants de pratiquer plusieurs activités en même temps comme regarder la télé, téléphoner et surfer sur Internet. Le multitâche devient la règle, il participe à la culture du commentaire sur les réseaux sociaux. Conséquence ? La multiplication des écrans et des activités diminue la concentration de l’enfant. L’historienne américaine Claudia Koonz avance qu’à cause du « multitasking », ses étudiants sont moins tolérants face à la complexité : « Pour compenser une masse trop importante d’informations, leur mode de réflexion va à l’essentiel. »

Les vulnérabilités des ados

L’adolescence est par définition une étape à la fois fragile et indispensable. Le cerveau des ados, encore en développement, est bien plus vulnérable aux satisfactions faciles qui peuvent mener à l’addiction.  Le chemin de la dépendance passe par l’alcool, les cigarettes, le cannabis, c’est connu. Mais aussi, Internet, les jeux vidéo, voire les abus de nourriture… Quand le pédopsychiatre Bruno Falissard parle de l’adolescence, il évoque, une période de la vie originale, « où la créativité est à son maximum, où les interrogations sur la vie apparaissent de façon aiguë, où le rapport à l’autre et à la société est parfois compliqué, où la rencontre avec les substances psychoactives devient une solution, une provocation ». Le parcours vers une sexualité adulte est fragilisant. L’adolescent est davantage anxieux. Il ne sait pas tout contrôler. Le processus de rupture avec les sources d’autorité est une porte ouverte aux excès.  L’émotion transpire par tous les pores, s’exprimant parfois par de la boulimie, voire de l’anorexie. Le refuge dans la malbouffe est similaire. Pizzas, hamburgers, chocolat et autres aliments aux forts indices glycémiques apportent du réconfort facile et l’envie d’en reprendre. Bref, il y a une véritable palette des sollicitations addictives. De la junkfood à tous les jeux.

Un autre exemple ? En 2015, le magazine Science et Avenir citait une étude des Archives de Pédiatrie. On pouvait y lire que les ados sont, eux aussi, menacés par l’addiction aux jeux… d’argent ! Car le jeu provoque une excitation, une poussée d’adrénaline, qui offre des sensations particulières. L’étude soulignait que « l’adolescence correspond à une période de vulnérabilité au jeu pathologique, les jeunes étant particulièrement sensibles à la publicité et au marketing des sites de paris en ligne, avec pour conséquence une plus grande accessibilité aux jeux d’argents et de hasard dans cette tranche d’âge malgré l’interdiction – facilement contournable – d’accès aux mineurs. Le jeu pathologique chez l’adolescent est également étroitement associé aux dépendances aux substances psychoactives, en particulier à l’alcool, au tabac, au cannabis et à la cocaïne. »

Des pistes

L’adolescence constitue donc une phase de curiosité et de prises de risque. Le hic, c’est que les ados ne perçoivent pas ces risques, car tellement lointains à leurs yeux. Alors, comment agir ? Sur le mode répressif ? Des spécialistes comme Jean-Pierre Couteron, psychologue clinicien, n’y croient guère. Il est difficile aujourd’hui de s’opposer à toute une technologie en bloc, dit-il. Le dialogue reste la base. Les parents agissent parfois sur un mode répressif : « Je te confisque ton GSM. » Mais les enfants, débordés par les accès aux technologies de l’information, trouveront vite la parade. Le dialogue donc. D’autant que, depuis leur console ou leur smartphone, les jeunes sont confrontés à des images choquantes, à de la violence, de la pornographie… Ils doivent exprimer leurs émotions.

Mais les parents ne sont pas tous armés pour aiguiller leur progéniture. Le sujet ne peut devenir tabou. Il existe heureusement des associations comme Action Médias Jeunes qui œuvrent en matière de prévention et dont la mission est de susciter une attitude réflexive et critique face aux médias. Enfin, quand la prévention ne suffit plus, une structure comme la « Clinique du jeu & autres addictions comportementales » (CHU Brugmann) vient en aide aux personnes dépendantes. Elle reçoit désormais bon nombre de familles dont les ados rencontrent des problèmes. Oui, la cyberdépendance se soigne aussi.