Reverra-t-on bientôt en Belgique des scènes insupportables que l’on croyait appartenir définitivement à d’autres temps et à d’autres régimes? Le projet de proposition de loi qui ouvre la possibilité de perquisition aux domiciles de personnes accueillant des étrangers en situation illégale fait froid dans le dos. Heureusement, des citoyens se mobilisent comme gardiens des droits fondamentaux.
C’est une troublante impression que laisse le projet de modification de l’actuelle loi sur l’accès au territoire déposé en décembre dernier par les ministres de l’Intérieur et de la Justice et le secrétaire d’État à l’Asile. Ce texte était débattu pour la première fois en commission de l’Intérieur de la Chambre le 23 janvier dernier. Son but: « Permettre à la police d’entrer de manière juridiquement correcte dans le lieu de résidence de l’étranger en situation illégale et, le cas échéant, de procéder à son arrestation administrative sur place? » (1)
C’est donc en plein hiver, au moment où se multiplient les initiatives citoyennes permettant à des êtres humains en détresse de trouver un toit chez des particuliers, que le gouvernement fédéral propose de restreindre le principe d’inviolabilité du domicile et le droit au respect de la vie privée, afin d’assurer un plus grand nombre d’arrestations et de renvois.
Or, ce projet contient un certain nombre de points franchement problématiques. Le principal est que, s’il était adopté en l’état, les autorités auraient la possibilité d’effectuer des perquisitions dans des lieux privés où elles soupçonnent la présence de personnes visées par un ordre de quitter le territoire « et qui ne coopèrent pas ». Les descentes de police dans des domiciles privés ainsi rendues possibles pourraient donner lieu à des recherches propres à identifier « par tous les moyens possibles » les étrangers en situation irrégulière et les arrêter. Les hébergeurs, militants ou simples citoyens, ne seraient pas directement poursuivis mais leur domicile privé pourrait être perquisitionné. Enfin, détail particulièrement inquiétant, les policiers pourraient user de contrainte pour assurer la bonne fin de leur mission.
Tuer une mouche avec un bazooka
Ce n’est pas sans une certaine angoisse que l’on peut imaginer ce que cela pourrait signifier concrètement. Le séjour illégal est déjà sanctionné par l’actuelle loi sur l’accès au territoire (2). Celle-ci permet notamment l’arrestation administrative d’étrangers faisant l’objet d’une mesure d’éloignement, ou qui ne sont pas titulaires des documents requis, et qui se trouvent dans un lieu public.
Dès lors, pourquoi vouloir aller plus loin et mélanger le judiciaire et l’administratif? Quel est cet impérieux besoin d’écorner des droits fondamentaux alors même que l’exposé des motifs du projet de loi explique qu’en 2016, sur près de deux mille personnes contrôlées à la demande de l’Office des étrangers, seules 127 n’ont pas coopéré avec les policiers et seraient donc concernées par les nouvelles dispositions, c’est-à-dire 7 %
du total des personnes contrôlées… Le gouvernement semble donc prêt à remettre en cause plusieurs droits fondamentaux protégés par des conventions internationales qui, par ailleurs, exigent que les exceptions à ces droits – si elles doivent absolument exister – soient mesurées et proportionnelles au but. Ce n’est évidemment pas le cas ici.
Le séjour illégal est déjà sanctionné par l’actuelle loi sur l’accès au territoire.
Le projet des ministres Jambon, Geens et du secrétaire d’État Francken crée donc un profond malaise. Quel sera le sort de ceux qui, venus en aide à des étrangers en détresse, seront personnellement impactés par les visites domiciliaires – doux euphémisme pour viser des perquisitions – effectuées manu militari par la police? Le rôle du juge d’instruction se limitera à un simple contrôle d’éléments factuels sans la moindre marge d’appréciation. Ceci est d’autant plus interpellant que l’avenir de la fonction de juge d’instruction est en balance puisque, parallèlement, elle doit être revue totalement dans le cadre de la loi dite « pot-pourri II » du ministre de la Justice, retoquée pour l’instant par la cour constitutionnelle. Pour beaucoup d’observateurs avertis, il est donc particulièrement cynique d’avancer qu’un contrôle judiciaire indépendant continuera à garantir les droits des personnes visées dans ce contexte. L’Association des juges d’instruction a d’ailleurs tiré à boulets rouges sur le projet de loi du 7 décembre 2017 qui, selon elle, « instrumentalise le juge d’instruction » en en faisant « le bras droit de l’Office des étrangers et de la politique migratoire menée (par Theo Franken) » (3). Dans la perspective des projets gouvernementaux, le juge d’instruction deviendrait en effet une autorité judiciaire pressée d’exécuter une mesure administrative coercitive sur laquelle il n’aura aucun contrôle et très peu de latitude pour vérifier sa proportionnalité.
Limites dépassées
En Belgique, de nombreuses décisions judiciaires ont ordonné la remise en liberté d’étrangers arrêtés chez eux au mépris des lois et des conventions internationales. Certes, ces droits ne sont pas absolus. Ils peuvent faire l’objet d’exceptions. Mais celles-ci doivent alors être interprétées de façon restrictive, être prévues par la loi, avoir un but légitime et, enfin, être nécessaires à l’existence d’une société démocratique. Dans le cas présent, le nouveau texte dépasse allégrement ces limites.
Le débat ne fait que commencer au Parlement et nul ne peut en prévoir l’issue mais, cette fois, aux nombreuses et répétées outrances verbales et tweets du secrétaire d’État à l’Asile et la Migration, viennent s’ajouter des actes qui sont tout sauf anodins. La mobilisation spontanée du dimanche 21 janvier dernier, au parc Maximilien, lorsque plus de 2500 personnes ont formé une chaîne humaine pour empêcher une rafle (y a-t-il un autre nom pour nommer cela?) annoncée contre les migrants, a montré que de très nombreux citoyens sont totalement écœurés par la politique du gouvernement actuel. Entendra-t-on leur voix?
Dans cette affaire, un certain nombre de principes fondamentaux de notre État de droit se trouvent en danger mais, en dernière analyse, il s’agit également de la dignité de nombreux êtres humains, qu’ils soient Belges ou étrangers. Et en fin de compte de l’honneur de notre démocratie.
(1) Résumé de l’exposé de motifs du projet de loi du 7 décembre 2017 modi ant la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire en ligne sur www.diekammer.be
(2) Titre IV
(3) La Libre Belgique, 22 janvier 2018