La mode importe non par ce qu’elle donne à réfléchir, à conceptualiser à la philosophie, mais par la façon dont elle se pense et se met en scène.
La pop philosophie, telle que l’a définie Deleuze, est moins une façon de s’emparer d’objets extraphilosophiques qu’une manière d’aborder les phénomènes par leur intensité. Néanmoins, elle peut aussi s’interroger sur ce qui outrepasse son champ propre, à savoir des objets issus de la pop culture. Quand elle se penche sur des phénomènes contemporains tels que la mode, les mangas, le rock, les jeux vidéo, le porno, le danger à éviter a pour nom l’impérialisme d’une métaphilosophie appliquée à des matériaux hétérogènes et arraisonnant cet « ailleurs » sous ses schèmes.
Au-delà des apparences
Associé au superficiel, au frivole, le champ de la mode a souvent été conspué pour son culte des apparences. Le dualisme de la surface et de la profondeur qui régit notre tradition philosophique implique un éloge de l’intériorité, de la vérité profonde et, corrélativement, une stigmatisation des belles formes vides perçues comme futiles et trompeuses. Or, le point d’ombilic de la mode réside dans son ode au paraître. Ballet de parures réglé par une grammaire normative du beau; imposition des canons esthétiques du jour; formatage des esprits; monde du luxe assujetti à l’hypercapitalisme, servant un empire financier; sphère du consumérisme le plus outrancier; métonymie de la société de consommation… on n’en finirait pas de pointer les paramètres d’aliénation qui régissent la mode. Mais si, sans oublier ces traits socio-politiques, on l’approche en analysant ses opérateurs, ses constituants propres, on découvre un espace de créations qui offre une pensée en acte placée sous le signe du paradoxe.
Au travers des top-modèles se donne à voir une série d’oppositions que la mode ne cesse de subvertir: les dualismes du temps et de l’éternité, de l’idée et de l’empirie, de la nature et de l’artifice, de l’être et du paraître. Alors que, par son exaltation de l’éternité, de l’idée pure de la femme, de la beauté, elle semble avaliser les dualismes rigides du platonisme et du christianisme, la mode brouille ces grands partages fondateurs. Là où la métaphysique produit des séries hiérarchiques de binarités (valorisation d’un terme – l’éternité, l’intelligible, l’âme, l’immuable… – et dépréciation de son opposé – le temps, le sensible, le corps, le changeant…), la mode déconstruit les polarités antagonistes.
Platon sur les podiums
C’est pourquoi nous l’appréhendons comme une scène de pensée (une pensée en acte, qui ne se retourne pas réflexivement sur ce qu’elle machine) où deux dispositifs sont convoqués et déconstruits, celui du platonisme et celui de l’incarnation. Penser la pensée que la mode produit en ses créations, en ses shows, c’est la saisir en ses invariants, en ses couplages de catégories qui actent un platonisme hétérodoxe et un renversement de l’incarnation. Platonisme hérétique en ce que les idées qui la mobilisent (la femme, la beauté, la jeunesse, la séduction, l’élégance…) ne s’encombrent plus du problème de la participation des expressions sensibles aux formes intelligibles. D’emblée, la haute couture et le prêt-à-porter ont produit l’idée d’une femme idéale, délestée de toute trace de flétrissement, de vieillesse, d’usure. D’emblée, les top-modèles ont eu pour vocation d’incarner l’angélisme d’un intelligible échappant aux lois du sensible. En cette quête d’un concept de femme stellaire, dématérialisée, la mode est mallarméenne. Professant un icarisme absolu, la mode subsume les femmes et les hommes concrets sous l’archétype, l’icône de la beauté, faisant du corps des top-modèles le lieu transitoire du passage de l’idée. Dans cette quête d’un corps de plus en plus dématérialisé, épuré, de plus en plus jeune, la mode aboutit à un étrange paradoxe que Marie-Jo Mondzain a pointé et analysé: la mise en valeur du corps culmine en son effacement, en sa tombée en absence.
Cet idéalisme se noue à un anti-essentialisme: dissolvant la pertinence du partage entre nature et artifice, elle pose que le naturel n’est que l’effet d’une construction, qu’il n’y a pas d’essence naturelle du beau. Outre l’évolution des canons du beau au fil du temps et leur disparité selon les latitudes, selon les cultures, la preuve en fut donnée par Jean-Paul Gaultier qui clôtura le défilé de la collection femmes du printemps 2011 par le top-modèle androgyne Andrej Pejic revêtant la robe de mariée. Baudrillardienne en ce qu’elle révèle que tout est simulacre, la mode affirme que la femme n’étant rien de naturel, un homme peut la représenter. Délier l’intelligible de sa corrélation au sensible, c’est induire le glissement de l’idée dans le simulacre, faire basculer Platon sur les terres de Baudrillard et de Klossowski.
Quand la chair devient Verbe
L’autre dispositif de pensée que la mode travaille sans le thématiser explicitement, qui agit en sous-main, est celui de l’incarnation. Dans le christianisme, l’incarnation désigne le devenir homme de Dieu et se condense dans la formule du Verbe qui s’est fait chair. Les top-modèles effectuent une contre-incarnation, un devenir verbe de la chair, plus exactement un devenir lumière, image de la chair. Le corps que la haute couture célèbre est un corps glorieux, spectral, épiphanique, double du corps de gloire du Christ ressuscité et des organismes des béats au paradis. La sculpture de soi du corps des mannequins vise la grâce au double sens esthétique et théologique du terme, incurvant le corps glorieux vers le corps-sans-organes expérimenté par Artaud et conceptualisé par Deleuze et Guattari. D’où une proximité de principe entre les mannequins et les anges, les saintes.
Espace religieux se donnant sous la guise de cérémonies rituelles (les défilés), la mode se présente comme un laboratoire de styles. Ne se limitant pas à définir les tendances vestimentaires, elle catalyse de nouvelles manières d’être, de vivre son corps selon un double mouvement: d’une part, elle se fait caisse de résonance des innovations venues de la rue, des subcultures et d’autre part, elle est le sombre précurseur qui propose des formes de subjectivation inédites. Sous un angle, elle émancipe, libère les mœurs, fait bouger les mentalités, les codes éthiques, donne voix aux tendances minoritaires, déstabilise les normes, les partages du masculin et du féminin, livrée à la démesure de l’imaginaire, de l’extravagance, au principe de féérie, de magie. Sous un autre angle, elle formate, aliène les corps, les assujettit aux diktats esthético-éthiques d’un biopouvoir, à la solde du principe de réalité de l’empire marchand.