Espace de libertés – Janvier 2016

La présence musulmane en Belgique


Dossier
Récemment, un sondage européen a montré que les Belges sont nombreux à surévaluer très largement la présence de la population musulmane sur le territoire belge.

Les Belges estimaient celle-ci à 29% alors qu’elle est en réalité de 6% (1). Il y a quelques années, plusieurs colloques et articles de presse ont participé à ce sentiment d’invasion en prétendant que la population musulmane serait bientôt majoritaire, notamment à Bruxelles (2). Or, les chiffres qui y sont présentés et qui nourrissent de nombreux sites d’extrême droite sont souvent complètement fantasques.

Le mythe de l’invasion

islam belgiqueAinsi, un article paru dans La Libre Belgique (3) cite un chiffre du très sérieux Pew Forum of Religion and Public Life sans s’interroger. Selon cet article, la Belgique devrait compter 1,149 million de musulmans en 2030 (10,2% de la population), soit une hausse de 80,1% par rapport à 2010 (638 000 musulmans en Belgique, chiffre lui-même basé sur une estimation). Pour résumer, alors que la population belge resterait relativement stable, la population musulmane, elle, connaîtrait une hausse de 80%. Alors que la natalité des femmes d’origine marocaine –le plus grand groupe de personnes composant la «communauté» musulmane– n’est que 1,5 fois supérieure au taux de natalité général en Belgique (4) et que l’immigration est extrêmement encadrée (regroupement familial durci en 2012) et limitée (du 1er janvier au 31 octobre 2015, on ne comptait que 27.000 (5) demandeurs d’asile provenant notamment de pays musulmans comme la Syrie, l’Irak et l’Afghanistan), il est facile de comprendre que ce chiffre est invraisemblable.

Une méthode d’estimation peu fiable

Ce qu’il faut savoir, c’est qu’en Belgique comme dans d’autres pays européens, il est interdit de recenser l’affiliation religieuse des personnes. Le chiffre de 600 000 musulmans en Belgique, chiffre le plus souvent avancé, repose donc sur une estimation des personnes ayant la nationalité d’un pays où l’islam est la religion dominante, ceux d’origine de l’un de ces pays et devenus Belges (et donc disparaissant des statistiques basées sur la nationalité) ainsi que leurs descendants. Plusieurs problèmes se posent par rapport à cette méthode d’estimation. Le premier, c’est de comptabiliser dans la catégorie «musulmans» des personnes issues d’autres minorités religieuses –comme les juifs ou les chrétiens du Maghreb, par exemple– mais également des minorités qui ne considèrent pas comme musulmanes –comme les alévis, par exemple. La deuxième difficulté, c’est que ces chiffres donnent l’idée que la «communauté» musulmane est homogène. Or, outre les nombreux groupes ethniques, l’affiliation à l’islam peut s’avérer bien différente d’un individu à un autre et relever tant de la pratique religieuse que de la culture, voire ne rien signifier du tout pour certains. Et même pour ceux qui pratiquent, la diversité est de mise.

Des pratiques variées et une sécularisation progressive

Dans une enquête que j’ai récemment dirigée, nous montrons que –si les non pratiquants restent minoritaires– il existe une grande variété de pratiques religieuses. En effet, beaucoup de fidèles musulmans sont dans une logique de «bricolage», un terme qui provient de la sociologie des religions et qui montre que les croyants tendent à construire une pratique «à la carte». Concrètement, cela veut dire que toutes les personnes qui disent prier tous les jours ne vont pas à la mosquée régulièrement ou que les personnes qui disent faire le ramadan consommeront quand même de l’alcool ou encore que les personnes qui mangent halal ne prient pas régulièrement, etc. (6) Cette construction de la religiosité par rapport à son emploi du temps et à son propre rapport à Dieu, est une construction très moderne et très individualiste.

Dans cette étude, deux autres résultats (le fait qu’une autre approche individualiste de la religion, à savoir la lecture, apparaisse très fortement et que les imams et les prédicateurs n’apparaissent que très peu dans la construction de la foi de nos répondants) nous poussent à postuler la sécularisation progressive de l’identité musulmane en Belgique. La sécularisation doit être définie comme la conjonction de la faible influence de la mosquée comme institution religieuse et de l’individualisation du croire et non comme la disparition du religieux ou son renvoi dans la sphère privée. Nous sommes même plutôt dans une période contradictoire où cette sécularisation de l’identité musulmane s’affiche publiquement de manière plus visible, car elle est liée à un mécanisme identitaire proche du retournement du stigmate de Goffman. Car cela est également apparu de manière très forte dans notre enquête: il existe un lien évident entre le sentiment de discrimination (par nature subjectif) et une religiosité plus forte. Cela signifie que nous sommes tous, individuellement et collectivement, engagés dans la manière dont l’islam sera vécu et pratiqué dans 20 ans.

 


(1) Marie Gathon, «Il y a moins de musulmans en Europe que ce que pense la population», dans Le Vif L’Express, 19 janvier 2015.

(2) Entre autres: Colloque «Une majorité musulmane en 2030: comment nous préparer à mieux vivre ensemble?» organisé en 2010 par l’ASBL La Pensée et les Hommes; Stéphane Kovacs, «L’islam, première religion à Bruxelles dans 20 ans», dans Le Figaro, 21 mars 2008.

(3) «La Belgique ne sera jamais majoritairement musulmane», dans La Libre Belgique, 9 novembre 2012.

(4) Valérie Gillioz, «Les Marocains d’origine dynamisent la démographie», dans Le Soir, 11 juillet 2014.

(5) Chiffres disponibles sur le site du CGRA.

(6) Corinne Torrekens et Ilke Adam, Belgo-Marocains, Belgo-Turcs: (auto)portrait de nos concitoyens, Fondation Roi Baudouin, mai 2015 (publication téléchargeable gratuitement sur www.kbs-frb.be).