Espace de libertés – Novembre 2016

La question des migrants dans les relations turco-européennes


International
Sur fond d’adhésion à l’Union européenne, l’accueil des migrants en Turquie selon l’accord passé avec l’UE en mars dernier a provoqué de vives réactions critiques de la part de nombreuses organisations de défense des droits de l’homme et continue de poser question.

La Turquie rejoint le camp occidental en adhérant à l’OTAN en 1952 et signe, en 1963, les accords d’Ankara visant son accession à la Communauté économique européenne. En dépit de multiples péripéties jalonnant ces relations, en 1999, le Conseil européende Helsinki accorde à la Turquie le statut de candidat officiel à l’adhésion à l’Europe. Le Conseil européen de Bruxelles de décembre 2004 donne, quant à lui, son accord pour l’ouverture des pourparlers avec la Turquie, malgré les positions contrastées des pays européens sur la question de Chypre, la réalité d’un futur marché, les inquiétudes sur la situation des minorités ou des femmes ou encore les questions religieuses et culturelles. Par ailleurs, les relations entre les protagonistes se compliquent nettement avec la prise de pouvoir de l’AKP qui pose la question de l’orientation globale de la Turquie avec l’islamisation du pays et les dérives autoritaires de son président actuel, Erdoğan.

Toutefois, au-delà des divergences, la « crise des migrants » accélère les négociations et la collaboration entre l’UE et la Turquie. En effet, en 2015, le nombre de demandeurs d’asile dans l’Union européenne a atteint un niveau sans précédent. Parmi eux, le cas des Syriens est particulièrement sensible. L’UE qui n’a pas réussi à régler collectivement le problème se tourne vers la Turquie et négocie avec ses autorités au plus mauvais moment et dans les plus mauvaises conditions face à un président conscient des atouts qu’il possède.

Stratégie politique et enjeux humains

Quoi qu’il en soit, en mars 2016 est signé un accord – dès le départ très controversé – entre les 28 et la Turquie. Concrètement, il externalise l’asile vers un pays ne faisant pas partie de l’UE et met à mal le droit de non-refoulement prévu par la convention de Genève. Le système d’asile de l’Union européenne, l’un des acquis de l’UE, vole en éclats et la libre circulation dans Schengen est menacée. Paradoxalement, l’UE se tourne vers un pays qu’elle n’a pas accepté d’intégrer et délègue ses responsabilités à un État, au gouvernement autoritaire, peu scrupuleux sur le respect des droits de l’homme, des règles de la démocratie ou de l’État de droit.

Selon cet accord, les nouveaux migrants irréguliers arrivant de Turquie en Grèce sont susceptibles d’être refoulés en Turquie. Ils pourront faire une demande d’asile en Grèce mais leur dossier ne sera traité qu’individuellement. Toutefois, la Grèce s’engageant à reconnaître la Turquie comme « pays sûr », la requête peut être refusée au motif que la Turquie leur offre des conditions de sécurité équivalentes à celles des réfugiés.

De son côté, pour la Turquie, l’accueil des Syriens est conditionné par la reprise des négociations d’adhésion à l’Union, avec l’ouverture d’un nouveau chapitre de négociations sur les dispositions budgétaires, une levée de l’obligation de visa pour les Turcs, conditionnée cependant au respect par la Turquie d’une feuille de route comprenant 72 critères et le versement de 6 milliards d’euros sur deux ans pour l’accueil des Syriens. Pour la Turquie, l’accord s’est focalisé sur un troc « un pour un »: pour chaque Syrien rapatrié par Ankara à la demande de l’UE, un autre sera réinstallé dans l’UE dans la limite de 72.000.

L’Europe forteresse dresse un nouveau rempart

L’Union a abandonné l’un de ses principes fondateurs – la liberté de circulation – tandis que les valeurs et les droits de l’homme sur lesquels elle s’est construite sont remis en questions.

Les retombées de cette négociation sont fâcheuses: l’Union, comme le souhaitaient les États d’Europe de l’Est, devient, en apparence, une forteresse fermée aux migrants économiques et aux réfugiés. Dans le même temps, elle a abandonné l’un de ses principes fondateurs – la liberté de circulation – tandis que les valeurs et les droits de l’homme sur lesquels elle s’est construite sont remis en questions. L’Agence des Nations unies pour les réfugiés ou l’Organisation internationale pour les migrations émettent de sérieuses réserves sur la légalité voire l’efficacité de l’Accord. Il en est de même pour Amnesty International. Le refoulement de tous les Syriens est douteux, dans la mesure où la convention de Genève interdit un refoulement collectif des demandeurs d’asile. La Turquie n’accorde pas le statut de réfugié complet aux non-Européens. Dès lors, ils n’ont aucune perspective d’intégration et dépendent entièrement de la réinstallation. Les réfugiés doivent avoir accès à des moyens de subsistance suffisants pour vivre dignement, ce n’est pas le cas en Turquie où, par ailleurs, le droit de logement est illusoire comme est théorique celui du travail. Médecins sans frontières a également fustigé l’accord, le qualifiant d’abdication historique des responsabilités morales et légales de l’Europe.

Bientôt une nouvelle « crise des migrants »?

Le message envoyé par les Européens aux populations fragiles est néfaste, faisant transparaître que leur protection peut être subordonnée à des intérêts nationaux. Paradoxalement, l’UE qui a, pendant des décennies, prêché en faveur de ses normes en matière de droit d’asile en arrive à mettre en danger ces mêmes normes.

Certes, cet accord a permis de réduire très fortement les arrivées de réfugiés et de migrants en Europe notamment après le pic de plus d’un million de 2015. La question n’est pas pour autant résolue. Par ailleurs, le plan temporaire de « relocalisation » de réfugiés depuis la Grèce et l’Italie vers d’autres pays de l’UE, censé incarner la solidarité européenne, s’est embourbé (1). Or, tout porte à croire qu’une prochaine crise est à prévoir (2).

La gestion de la crise des réfugiés et de la période post-coup d’État illustre le caractère pragmatique qu’ont pris les relations UE-Turquie, à travers lesquelles les pays européens essaient de régler, même si de manière momentanée, l’affl ux des réfugiés au sein de leurs frontières et les Turcs essaient de consolider leur position internationale et leur place dans les négociations sur des dossiers sensibles avec l’Europe. Une politique qualifiée par certains de politics of pretending dont résultent des dysfonctionnements de plus en plus visibles. (3)

 


(1) « Member States’ Support to Emergency Relocation Mechanism », mis en ligne sur http://ec.europa.eu.

(2) Elisabeth Collet, « The paradoxe of the EU-Turkey deal », mis en ligne en mars 2016, sur www.migrationpolicy.org.

(3) Toni Alaranta, « The EU-Turkey Stalemate: Detecting the Root Causes of the Dysfunctional Relationship », mis en ligne le 6 septembre 2016, sur www.css.ethz.ch.