Espace de libertés – Novembre 2017

« La victoire des femmes sera celle de notre société »: rencontre avec Denis Mukwege


Grand entretien

Surnommé « l’homme qui répare les femmes » (1), Denis Mukwege interpelle la communauté internationale sur la déshumanisation d’une partie du Kivu. Aujourd’hui, 50.000 femmes sont soignées pour violences sexuelles. Cette brutalité et l’impunité qui en découle ont complètement déséquilibré le tissu social.


 

Espace de Libertés: À quand remonte votre combat humanitaire?

Denis Mukwege: Mon combat a commencé vers 2007, quand j’ai soigné pour la première fois un enfant victime de violences sexuelles, alors que sa mère avait aussi été violée. Là, j’ai commencé à me demander combien de générations je devrais soigner, avant de me rendre compte que la solution n’était pas au bloc opératoire, mais qu’il fallait tout simplement parler aux grands de ce monde pour leur dire que ce qui se passe au Kivu n’est pas normal. C’est en 1999 que j’ai vu les dégâts causés sur l’appareil génital de la femme par des viols d’une extrême brutalité. On a l’impression que ce sont des faits commis par un dérangé mental. Malheureusement, tel n’est pas le diagnostic.

Les femmes sont-elles toujours victimes de violences, en 2017, au Kivu? Le viol demeure-t-il une arme?

Il y a deux ans, on notait une amélioration. On voyait que lorsque le foyer des conflits diminuait, le nombre de victimes de violences sexuelles baissait automatiquement à l’hôpital. Mais depuis le début de cette année, avec le refus du pouvoir en place d’organiser les élections, le chaos règne et les groupes armés poussent comme des champignons. Et comme vous le savez, lorsqu’il y a conflit armé, ce sont les femmes et les enfants qui payent. Aujourd’hui, plus de 50.000 femmes sont soignées pour violences sexuelles à l’hôpital de Panzi. On observe donc une recrudescence. Ce sont essentiellement des femmes provenant des zones minières, marquées par les conflits armés, ce qui permet de comprendre que ces viols sont utilisés comme une arme de guerre. C’est une arme qui touche non seulement à l’aspect physique de la personne, mais aussi à la dimension mentale.

C’est une façon de toucher à la structure même de la société congolaise?

Absolument, c’est une stratégie. Ces viols perpétrés de façon méthodique démontrent très bien que cela est prémédité et planifié. Il y a une autre dimension, c’est que cela est massif. Lorsque dans un village, on peut violer 200 à 300 femmes en une nuit, ce n’est pas un geste qui arrive par hasard. Dans cette systématisation, les enfants et les vieilles femmes sont également touchés. Avec ce traumatisme qui touche l’ensemble de leur communauté, cela entraîne une perte d’identité, d’abord individuelle – vous imaginez une mère qui a toujours été respectée par ses enfants et qui va se trouver dans cette situation devant sa famille – elle sent qu’elle n’est plus mère! Pour le père, qui a toujours considéré qu’il était le protecteur, c’est pareil. Surtout lorsque d’autres hommes arrivent chez lui et le forcent à avoir des rapports sexuels avec ses enfants. Il y a plusieurs exemples comme cela, chez des prêtres, les chefs de villages, qui perdent leur identité. Après la perte d’identité individuelle s’ensuit celle de l’ensemble de la communauté. S’ajoutent à cela les enfants issus du viol, ce qui entraîne tout simplement la destruction du tissu social. Avec comme conséquence la perte de cohésion. Vous comprendrez bien qu’à ce moment-là, l’envahisseur fait tout ce qu’il veut.

Que pensez-vous de nos combats, ici, pour libérer le corps de la femme: les questions de contraception, sur l’avortement, des sujets qui sont très sensibles au Congo?

Je suis de ceux qui pensent que le corps de la femme lui appartient et que c’est à elle de décider ce qu’elle en fait. C’est un combat juste. Il y a des pays où la femme appartient tout simplement à un individu, à une famille ou à une communauté. Je crois que ces cinquante dernières années, les femmes se sont battues contre notre société machiste et elles ont obtenu beaucoup de lois qui les protègent et leur donne nalement le droit d’exister. Mais sans ce combat, on ne peut pas aller plus loin si les hommes ne s’engagent pas. La victoire des femmes sera celle de notre société.

Le groupe d’hommes « V-men » a été couronné de succès: vous avez mis en place un tribunal pour juger les violeurs, dans une partie du Kivu, avec l’aide de toute la communauté?

Absolument. Dans le film (L’homme qui répare les femmes, NDLR), nous posons la question aux hommes: quand on viole des enfants de moins de 5 ans, que font les hommes? Où sont-ils? Et je crois qu’à partir de cette interrogation, certains sont venus questionner d’autres hommes et les mettre devant leurs responsabilités. C’est vraiment une victoire contre une déviation de la société, parce que violer les enfants de moins de 5 ans, franchement, cela ne relève pas du désir ou d’une pulsion sexuelle, c’est une intention de détruire. Il faut multiplier les organisations d’hommes qui s’associent aux organisations féminines pour lutter contre toutes ces déviances et l’asservissement que les femmes subissent dans notre société. Car lorsque vous laissez un acte impuni, c’est comme si vous l’autorisiez de façon tacite, ce qui entraîne des massacres comme ceux des malades de l’hôpital de Lemera, en 1996. Et malheureusement, on connaît très bien ceux qui ont conduit ces bandes armées. Je crois que cette normalisation de la violence et cette impunité sont des éléments qui peuvent détruire la société. Quand j’ai commencé à soigner les victimes de violences sexuelles, c’était des femmes adultes, mais aujourd’hui je soigne des bébés. Comme si du fait de ne pas trouver de barrières, l’homme fait des expérimentations sur l’homme, que face à l’impunité, les gens commettent des actes que même les animaux ne feraient pas!

Vous êtes pasteur protestant, comme l’était votre père. Quelle est la place de la religion aujourd’hui, dans votre combat?

Le grand message que je tire de ma pratique et conviction religieuse, c’est: « Aime ton prochain comme toi- même. » Je pense que cela me manque aujourd’hui. Je crois que lorsque vous voyez dans l’autre l’image de vous- même, vous faites plus attention. J’ai la conviction que je ne suis pas né pour moi-même, mais parce que je peux être utile aux autres. Cela résume l’humanité.

Alors il faut aider les femmes, les réparer, mais il faut aussi trouver une solution à ces guerres qui sont finalement économiques, puisque les ressources naturelles et le sous- sol du Congo sont richissimes?

C’est la responsabilité de tous, puisque le coltan est utilisé dans nos téléphones. Et ce coltan, on peut l’avoir de manière propre. Mais c’est tout simplement la cupidité, une volonté de faire un maximum de profit, qui pousse à vendre ce minerai à bas prix, au détriment de la vie humaine. Et je pense que la deuxième guerre que nous craignons beaucoup, ce sera celle du cobalt, dont nous possédons 80% des réserves mondiales! Et le cobalt aujourd’hui, permet de fabriquer des batteries au lithium, dont la longévité permet aujourd’hui à des voitures tests d’effectuer jusqu’à 500 km sans recharger votre véhicule. Des usines comme Volvo sont en train de changer leur production et ne veulent plus faire que des voitures électriques. Le Congo se trouve au centre de ce marché… J’espère que la population congolaise ne va pas, une fois de plus, souffrir de ces richesses qui devraient davantage être une bénédiction qu’un malheur. Il faut établir des règles et des prix corrects. Aujourd’hui, ce n’est pas le cas. Ceux qui travaillent dans ces mines sont traités comme des esclaves, et ceci, au XXIe siècle. Cela devrait choquer les consciences.

Il n’y aura pas d’élections au Congo avant 2019. Quel est votre sentiment après cette annonce?

Nous sommes peut-être le seul pays au monde où un président de la République peut décider de ne pas respecter la constitution et de gérer le pays de façon patrimoniale. C’est quand même triste et malheureusement quand vous voyez que beaucoup de pays continuent à dérouler les tapis rouges pour cette personne, vous vous dites que le monde tourne tout à fait à l’envers! C’est inacceptable tout simplement.

Vous croyez encore au dialogue ou vous désirez vraiment une phase de transition à laquelle vous participeriez?

Je ne crois pas du tout au dialogue. Notre expérience en République démocratique du Congo démontre que l’on continue à discuter mais qu’on ne voit pas la souffrance du peuple. Si en 10 ans, on n’a pas été capables d’organiser les élections, on ne saura pas le faire en 3 ans. Je pense qu’il faut passer la main, ce qui signifie effectuer une transition sans le président Kabila afin de permettre à une équipe neutre de préparer le terrain pour des élections transparentes, crédibles, apaisées et que les partis politiques puissent concourir à égalité de chance. Je crois que cela serait possible si l’on obtient le soutien qu’il faut: celui du peuple. Mais nous aurions aussi besoin que les Nations unies votent, par exemple, une résolution en ce sens. Les gens ne se rendent pas compte qu’après le 31 décembre, il n’y aura plus de cadre juridique pour diriger le Congo. Les personnes actuellement au pouvoir ont une petite légitimité qui découle de l’accord de la Saint Sylvestre, mais après le 1er janvier ils seront non seulement illégaux mais illégitimes. D’où l’importance de pouvoir tracer un cadre juridique qui permette au Congo de continuer à être gouverné. Je pense qu’il n’y a que le peuple congolais qui puisse changer son destin et décider quel héritage il veut laisser aux générations futures.


(1) En référence au livre (de Colette Braeckman, édité par André Versaille en 2012) et au film (réalisé par Thierry Michel et Colette Braeckman et sorti en 2016) portant ce titre.