Tendre vers une nouvelle exigence démocratique: tel est le moteur des mouvements citoyens qui démontrent un activisme croissant en Belgique, comme dans le reste de l’Europe. Écœurés par la « baronisation » du système politique classique et des sphères influentes du pouvoir, ils prônent un fonctionnement plus transparent et participatif.
En Belgique, le taux d’abstention aux élections augmente depuis 2010, malgré le vote obligatoire. En 2012, votes blancs compris, un électeur sur cinq en Wallonie et à Bruxelles n’aura pas fait valoir de choix. En France, où le vote n’est pas obligatoire, c’est plus d’un citoyen sur deux qui a boudé les élections européennes de 2014. Cela signifie-t-il que la politique n’intéresse plus ? Ce serait un raccourci erroné. « Selon un sondage réalisé par le Cevipol en janvier 2016, près de neuf Français sur dix ne font pas confiance aux partis politiques ! Si les citoyens boudent les partis et ne se rendent pas aux urnes, ce n’est pas parce qu’ils se désintéressent des affaires de la cité. C’est avant tout parce qu’ils ne trouvent plus chez eux de débouchés à leurs aspirations », estiment Élisa Lewis et Romain Slitine, actifs au sein du collectif français Démocratie ouverte et auteurs du livre Le Coup d’État citoyen (2).
Depuis plusieurs années, une certaine mobilisation citoyenne prend clairement place dans « la cité ». Cela se traduit notamment par des actions très concrètes que l’on pourrait surtout ranger sous le vocable d’« initiatives citoyennes », telles que la création de potagers collectifs, de quartiers durables, de monnaies locales ou de repair cafés. Un certain nombre d’entre elles s’inscrivent dans les réseaux des « villes en transition ». D’autres naissent simplement de la volonté d’un petit groupe de citoyens d’agir pour le Bien commun et la collectivité. D’une certaine façon, ces actions revêtent déjà un caractère politique, dans son acceptation première, c’est-à-dire celle de la gestion, voire de l’autogestion, de la cité. Avec comme effet de pallier les manquements des pouvoirs publics dans certaines sphères, comme celle du logement notamment. La créativité d’associations telles que le RBDH (Rassemblement bruxellois pour le droit à l’habitat), le RBDL (Réseau brabançon pour le droit au logement) ou Habitat groupé permet par exemple de trouver des solutions pour les personnes qui éprouvent des difficultés à se loger. En revanche, certains engagements citoyens revêtent davantage la forme de mouvements. Et un certain nombre d’entre eux sont tentés d’investir plus massivement la sphère politique. Il s’agit de mouvements tels que ceux des Indignés et autres héritages provenant souvent de la mouvance altermondialiste. Ils répondent aux mots d’ordre légués par Stéphane Hessel : « Indignez-vous », puis « Engagez-vous » !
Ces mouvements interrogent avec une certaine acuité nos démocraties.
Fin de l’évidence démocratique
Outre l’intérêt que l’on peut porter à leur dimension socioculturelle, ces mouvements interrogent avec une certaine acuité nos démocraties. « Fondamentalement, Nuit debout, les Indignés ou encore le mouvement Occupy sont révélateurs de la période particulière que nous sommes en train de vivre : celle de la fin de l’évidence démocratique. En vérité, nous vivons depuis plus de 200 ans dans un mythe. Celui qui a fait du régime représentatif électif l’aboutissement ultime de la démocratie », estiment Élisa Lewis et Romain Slitine. Ces derniers expliquent que nous serions en fait passés d’un système où dominait une aristocratie héréditaire à celui d’une aristocratie choisie. Et de citer Montesquieu pour asseoir leurs propos : « Lorsque dans la République, le peuple en corps a la souveraine puissance, c’est une démocratie. Lorsque la souveraine puissance est entre les mains d’une partie du peuple, cela s’appelle une aristocratie. » Cette « aristocratie choisie », aujourd’hui transformée en professionnels de la politique, éprouvera rapidement le besoin d’une représentativité claire. Naissent ainsi les partis, dont l’essor, explique le père de la sociologie politique Max Weber, tient au développement du suffrage universel. Mais ce que pointe aujourd’hui du doigt le sociologue et historien Pierre Rosanvallon, c’est qu’un nombre croissant de citoyens se sentent exclus, coupés du monde des gouvernants, mais aussi des autres « hautes sphères décisionnelles » que sont les médias, le corps judiciaire et l’élite économique. En un siècle, les attentes de la population ont évolué et un fossé s’est creusé, avec un sentiment, pour beaucoup de gens, de ne pas être représentés au niveau du pouvoir qui les gouverne.
Combattre la fatigue démocratique par l’innovation
Outre une remise en question de cette forme de démocratie représentative et une appétence pour une reformulation du concept, que ces activistes citoyens qualifient de « postélectoral », on remarque aussi que le système actuel souffre de différents maux. On songe plus particulièrement au rythme de la vie politique, phagocyté par les échéances électorales et les dérives qui en découlent. Mais aussi à la place prise par la partitocratie et une oligarchie gouvernante, avec le déficit de légitimité qui l’accompagne. Pierre Rosanvallon n’hésite d’ailleurs pas à affirmer que le populisme provient en partie de cette fatigue démocratique et de ses dysfonctionnements.
Nourri par les déceptions découlant de ces dérives, le projet du collectif citoyen Démocratie ouverte se centre sur des valeurs censées représenter l’innovation démocratique. Cela s’exprime par davantage de participation et de concertation citoyenne. De même que par une méthodologie horizontale, en opposition aux structures pyramidales classiques et une valorisation de l’intelligence collective, animée par une certaine allergie à une autorité centrale forte. Des concepts très en vogue, avouons-le, et qui devraient permettre, selon leurs aficionados, de gagner en efficacité et en légitimité, pour parvenir à une société plus ouverte et transparente.
Finalement, cela renverse les rôles ! Notamment celui de gardien du temple de la vie politique, que l’on ne retrouve plus uniquement au travers des personnalités actives dans les partis politiques traditionnels. Les corps intermédiaires issus de la société civile ou de ces citoyens désireux de s’engager autrement au sein d’incubateurs de démocratie bouleversent les codes. Mais leurs revendications n’en sont pas moins fortes, puisque le but commun se cristallise, pour la plupart de ces mouvements, dans le renouvellement des institutions, la participation à la démocratie, le contrôle de l’action publique et la réintroduction du citoyen dans le jeu politique, en dehors des périodes électorales.
Un saut d’époque ?
Une large part de la population ne se contente plus des messes électorales pour assouvir sa soif de participation à la vie publique.
Ce besoin de renouveau et de saut dans une nouvelle époque se fait chaque fois plus ressentir dans une large part de la population, qui ne se contente plus des messes électorales pour assouvir sa soif de participation à la vie publique. « Nous sommes cantonnés à la passivité. Nous pouvons choisir nos représentants une fois tous les cinq ou six ans (selon les pays et le type d’élections), mais nous sommes le plus souvent complètement écartés de la façon dont ils prennent leurs décisions ensuite. Comme le résume la militante argentine Pia Mancini3 dans sa conférence TED visionnée plus d’un million de fois, “nous sommes des citoyens du XXIe siècle, faisant de notre mieux pour interagir avec des institutions conçues au XIXe siècle et fondées sur des techniques d’information du XVe siècle” », expliquent les auteurs du Coup d’État citoyen. Ces nouveaux citoyens engagés peuvent de surcroît compter sur un outil qui a bouleversé ce début de XXIe siècle : la puissance du réseau induit par Internet et l’hypercréativité qui en découle. Le militantisme numérique, la viralité des réseaux sociaux et autres plateformes proposées sur le web ont ouvert de nouvelles formes de participation à la vie publique. « Selon Armel Le Coz, l’un des fondateurs de Démocratie ouverte (et également initiateur du programme Territoire hautement citoyens), l’âge du réseau est en train d’esquisser une société où les valeurs comme l’horizontalité, la liberté des contributeurs, la justice sociale, la coopération et une architecture ouverte irriguent progressivement les nouvelles pratiques politiques contemporaines. Ainsi, les Civic Techs se multiplient – ces projets numériques qui déploient de nouveaux outils pour accroître le pouvoir des citoyens sur la vie politique ou rendre le gouvernement plus transparent et collaboratif. »
Horizontal ou pyramidal ?
Mais les nouveaux mouvements citoyens (NMC) doivent aussi naviguer au sein d’un paysage politique qui peut se révéler extrêmement instable et imprévisible, comme l’ont démontré différentes élections ces deux dernières années. Paradoxalement, les velléités d’autogestion coexistent avec une attirance pour des figures autoritaires, qui fonctionnent dans un sens diamétralement opposé. « Quand les temps sont agités, les populismes d’extrême droite trouvent un écho plutôt positif auprès de la population. Début 2016, 47 % des Français estimaient qu’avoir un “homme fort qui n’a pas à se préoccuper du Parlement ni des élections” serait une bonne forme de gouvernement pour la France. Par ailleurs, 59 % des Français seraient d’accord pour que ce soient des experts et non un gouvernement qui décident de ce qui leur semble le meilleur pour le pays. Il s’agit là de la deuxième tendance actuelle : une majorité de citoyens estime qu’en cas de tempête, mieux vaut laisser la barre aux spécialistes », expliquent Élisa Lewis et Romain Slitine. C’est précisément sur cette vague qu’a surfé le mouvement En marche. Reste à voir si cela correspondra aux attentes réelles des électeurs. Pour fuir la professionnalisation de la politique qu’elle estimait dangereuse pour la démocratie, car entraînant la démission des gens et privant la politique de nombreux talents, l’ancienne membre du Modem, Quitterie de Villepin, a de son côté créé Ma Voix qui propose aux citoyens de devenir députés par la voie du tirage au sort. Un autre modus operandi qui attire, là encore, les NMC, en référence au régime politique athénien. « Ce foisonnement d’initiatives est source de vitalité pour notre démocratie. En expérimentant de nouvelles procédures (tirage au sort, candidats anonymes, plateformes de décisions collaboratives, démocratie liquide), ces mouvements d’un genre nouveau contribuent à transformer de manière structurelle les mécanismes démocratiques et permettent aux citoyens de formuler leurs choix et de renouveler les espaces de débat. »
Les NMC piochent allègrement au sein d’une manne composée d’outils créatifs et collaboratifs.
Monter au pouvoir : en option !
On le voit, les NMC piochent allègrement au sein d’une manne composée d’outils créatifs et collaboratifs (référendum, votations, consultations, délégation de vote d’un élu envers un citoyen) pour tenter de redynamiser nos démocraties. C’est l’une des spécificités par rapport aux anciens mouvements sociaux.
Mais ils diffèrent également des précédents de par leur objet ou cœur de cible. Comme l’a souligné le sociologue Alain Touraine, après la défense des ouvriers et des femmes, les mouvements sociaux post-années 1980 prennent à présent la défense du sujet. Non pas le sujet en tant qu’individu, mais plutôt d’une cristallisation sur des thèmes personnels et moraux, comme la défense des droits de l’homme et de la dignité humaine, accompagnés de revendications liées à des choix de vie. Tout l’enjeu épinglé par Touraine consiste, pour l’être humain engagé dans cette mouvance, à se saisir de lui-même et se construire également comme acteur social. En cela, les NMC sont le reflet de notre époque et des nouvelles aspirations, tant individuelles que collectives. Reste à voir s’ils outrepasseront leur dimension purement socioculturelle, de même que leur image parfois fort diffuse et s’ils parviendront à véritablement s’insérer dans une cartographie du pouvoir semée d’embûches et de realpolitik.
(1) http://democratieouverte.org.
(2) Élisa Lewis et Romain Slitine, Le Coup d’État citoyen. Ces initiatives qui réinventent la démocratie, Paris, La Découverte, 174 pages.