Depuis le 17 octobre, les Canadiens peuvent consommer la marijuana à des fins récréatives en toute légalité. Il aura fallu des années de débats houleux pour que cette réglementation voie le jour alors que le cannabis médicinal est légal depuis 16 ans.
La feuille d’érable rouge du drapeau canadien a souvent été détournée par la feuille verte du cannabis. La symbolique est forte, à l’image de la promesse ambitieuse qu’avait lancée Justin Trudeau en 2013 lorsqu’il n’était encore que le chef du Parti libéral du Canada. Et pourtant, le Premier ministre fédéral de l’époque, le conservateur Stephen Harper, avait réitéré à maintes reprises, son refus de décriminaliser cette drogue, estimant que cela constituerait « un danger » pour les Canadiens. Pour Justin Trudeau, « il est trop facile pour les enfants d’obtenir de la marijuana et pour les criminels d’en tirer profit ». Il veut donc couper l’herbe sous le pied de ces organisations qui en tirent des recettes se chiffrant à des milliards, argumente-t-il. Étant l’un des piliers de sa plateforme électorale, la marijuana devient donc un enjeu de société dès le soir du 19 octobre 2015 lorsque Justin Trudeau remporte les élections fédérales et devient chef du gouvernement canadien.
Le cannabis, selon les provinces, se consomme au Canada plus ou moins librement. Dans une ville comme Vancouver, en Colombie-Britannique, les comptoirs de vente font par exemple partie du paysage et les gens fument sans craindre les forces policières. Mais fin juin 2016, au moment où le Premier ministre a déclenché le processus de sa légalisation, les opinions ont commencé à se polariser aux quatre coins du pays. Même si certaines analyses ont avancé que Justin Trudeau jouait au poker menteur, l’objectif d’Ottawa demeurait le dépôt d’un projet de loi au printemps 2017 pour une légalisation effective au 1er juillet 2018. Pour y parvenir, le gouvernement fédéral a constitué un groupe de travail, pour le conseiller dans l’élaboration de ce cadre législatif. Les neuf personnes qui le composent alors – ministres, policiers, universitaires, médecins, et autres experts – vont mener des consultations auprès des différentes entités : municipalités, provinces, territoires et communautés autochtones. Il présentera ensuite son rapport aux ministres quatre mois plus tard.
Un processus législatif mouvementé
Le processus ne s’est pas déroulé comme prévu pour le gouvernement Trudeau. Ce dernier souhaitait que le projet de loi passe en Chambre des communes durant l’été 2017. Mais ce n’est qu’après plusieurs mois, le 27 novembre, que les députés l’ont adopté. Avec un jeu de ping-pong qui a débuté à Ottawa. Il faudra trois lectures au Sénat et plusieurs amendements pour qu’enfin le projet de loi C-45 devienne la Loi sur le cannabis.
Les débats dans les deux chambres se sont néanmoins intensifiés à la fin du mois de mai dernier. Le 19 juin, les sénateurs ont adopté le projet de loi C-45 dit Cannabis Act à 52 voix contre 29, avec deux abstentions. Deux jours plus tard, la promesse de Justin Trudeau se concrétisa lorsque la loi obtint la sanction royale. Mais la Loi sur le cannabis n’est toujours pas effective et la marijuana récréative ne sera légalisée que le 17 octobre 2018.
Cette date laissa alors quatre mois aux différentes entités pour peaufiner leurs propres réglementations et mettre en place les stratégies nécessaires pour le grand jour. Chose pas simple. En Colombie-Britannique, où dans la seule ville de Vancouver une centaine de comptoirs de cannabis opèrent sans permis, le ministre de la Santé publique responsable de ce chantier, Mike Farmworth, pouvait prédire, peu de temps avant la date fatidique du 17 octobre, que tous les comptoirs – à une exception près – se retrouveraient dans l’illégalité, faute de permis délivré à temps. Les demandes sont encore en cours, à différents stades d’approbation.
Une loi fédérale à plusieurs vitesses
Le chemin de la légalisation n’a pas été des plus faciles. Ottawa a créé « un cadre juridique strict pour contrôler la production, la distribution, la vente et la possession de cannabis partout au Canada ». Par contre, les provinces et territoires sont « responsables de déterminer la forme particulière que prendront la distribution et la vente de la marijuana » sur leur sol.
Ainsi la Colombie-Britannique a opté pour un modèle de distribution hybride, c’est-à-dire gérée par le privé et le public. La province calque son cadre législatif sur celui de la vente d’alcool. Un seul et unique magasin de vente provincial a ouvert le 17 octobre et le gouvernement britanno-colombien a également mis en ligne ce jour-là une plateforme pour s’assurer que chaque résident qui le désire puisse acheter son cannabis. Autres exemples : l’Ontario, le Québec et les Maritimes ont préféré créer une société d’État. L’Alberta laisse la vente au détail à des entreprises privées tandis que le public va se charger de la vente en ligne.
De plus, les consommateurs peuvent se procurer leur herbe en le produisant eux-mêmes. En effet, la légalisation telle que pensée par les libéraux de Justin Trudeau permet à chaque foyer de faire pousser jusqu’à quatre plants d’un mètre de hauteur maximum. Cette question de la culture à domicile demeure controversée et n’est pas du goût de tous. Le Québec a d’ailleurs choisi de l’interdire. La Belle Province en a tout à fait le droit, car les provinces et territoires peuvent « établir des restrictions supplémentaires » concernant entre autres « la limite de possession, la culture personnelle ou encore l’âge minimal et les lieux de consommation ». Ce qui veut dire que les citoyens québécois enfreignent la loi provinciale s’ils cultivent leur propre cannabis bien que le fédéral l’autorise.
Une manne économique ?
Si ce Cannabis Act a attisé toutes les attentions, c’est parce que les enjeux sont de taille : c’est une question de sécurité publique et de surcroît de santé publique, mais économique aussi. L’expérience du Colorado est souvent citée en exemple. Cet État américain ayant dopé son économie avec la légalisation du cannabis. Mais le Canada n’a rien à lui envier. Le marché du cannabis y est florissant. Les perspectives semblent infinies. Et ce pays d’environ 35 millions est en phase de devenir un modèle à suivre, en étant le premier État du G7 à légaliser cette drogue.
Une récente étude de la firme Deloitte affirme d’ailleurs que « la démarche pour légaliser le cannabis à usage récréatif a suscité une vague d’innovation et d’entrepreneuriat, comme dans le secteur canadien des technologies. Pour les Canadiens, cela signifie la création de nouveaux emplois, l’émergence de nouvelles occasions d’affaires et des revenus supplémentaires pour les gouvernements ».
Puis, la légalisation a fait tomber certaines barrières telles que la stigmatisation qui existait autour de la marijuana. Selon une agence de placement spécialisée dans cette industrie, les gens n’osaient pas postuler dans ce domaine. Aujourd’hui, leurs perceptions ont changé et l’heure est plutôt à l’enthousiasme. En juin dernier, Tweed, une filiale de Canopy Growth, un géant du cannabis coté en bourse, a tenu son premier salon de l’emploi consacré à la fameuse plante verte à Terre-Neuve-et-Labrador. Les profils recherchés varient, allant de la vente à la production, en passant par le marketing ou des compétences dans les serres commerciales. Tweed recherchait alors une centaine de travailleurs rien que pour cette province de l’Atlantique. En Alberta aussi, l’industrie du cannabis recrute. Mi-août, l’entreprise albertaine Four20 a tenu un salon de l’emploi pour pourvoir 150 postes. Un peu partout au Canada, les entrepreneurs sont conscients des opportunités qu’offre la légalisation du cannabis. Des milliers d’emplois sont à pourvoir alors que les prévisions des retombées économiques s’affolent.
Dans son rapport intitulé « Une société en transition, un secteur prêt à prendre son essor », l’entreprise Deloitte « s’attend à ce que les ventes globales de cannabis dépassent 7 milliards de dollars au Canada en 2019 après la légalisation ». Bien que rares soient les études qui doutent de la prospérité de ce secteur, certaines zones nébuleuses doivent encore être éclaircies : le gouvernement fédéral n’a toujours pas clarifié comment, via Santé Canada, il compte s’assurer de la qualité du cannabis à usage récréatif légal, de sa production à sa vente.