Liberté tombe à l’eau1… Que reste-t-il ? La lutte contre le terrorisme nous impose-t-elle de choisir entre liberté et sécurité ?
Depuis de nombreuses années déjà, et plus encore depuis les attentats qui ont frappé la France, puis la Belgique, notre arsenal législatif se renforce avec pour objectif affiché de lutter contre le terrorisme. Cette lutte, si elle est bien indispensable, ne peut se faire au détriment du respect des droits fondamentaux. Car, avant toute autre chose, le terrorisme est la négation des droits et des libertés fondamentaux. Vouloir imposer une vue politique ou religieuse par des violences graves à l’égard de victimes innocentes, c’est dénier les fondements mêmes de tout État de droit. Combattre le terrorisme, c’est donc également protéger autant qu’affirmer nos libertés fondamentales. Les droits humains sont ainsi le cadre propice à une réaction adéquate, juste et efficace. Loin d’être des corollaires de l’impunité, ils sont le prisme au travers duquel la lutte contre le terrorisme doit s’inscrire.
Une frénésie législative
On observe pourtant, en Belgique, des remises en cause récurrentes de certains droits fondamentaux. Elles sont présentées comme nécessaires pour notre sécurité, dans une véritable frénésie législative dont il est permis de douter de l’efficacité. Et qui paraît surtout avoir pour objectif de montrer que les autorités publiques réagissent. Or, au contraire, la multiplication des infractions à caractère terroriste qu’elle implique entretient un flou inadéquat autour de la notion, laissant aux juges la difficile tâche de trancher et de définir, au cas par cas, ce qui constitue un comportement infractionnel ou non.
Entre facilité et abus
Le législateur, la plupart du temps sous l’impulsion directe du pouvoir exécutif, est allé très loin, parfois trop loin. La Cour constitutionnelle a ainsi annulé, en mars 20182, l’infraction d’incitation au terrorisme qui était conçue comme un véritable délit d’intention, considérant que l’atteinte aux libertés d’expression et d’association était disproportionnée3. Autre exemple, celui de l’incrimination qui sanctionne le fait de quitter la Belgique ou d’y revenir «en vue de commettre des infractions terroristes». Le départ ou l’entrée dans le territoire n’étant pas en soi illégal, c’est l’intention de l’auteur qui devra déterminer si l’action posée est légale. Cela soulèvera, à ne pas en douter, d’importants problèmes d’appréciation, avec un risque de renversement de la charge de la preuve, revenant à imposer au prévenu de se disculper – en violation de la présomption d’innocence.
L’autoformation, un futur crime
Cette frénésie législative ne semble pourtant pas devoir ralentir. En effet, très récemment encore, le Parlement a voté, dans une précipitation difficilement justifiable, une proposition de loi visant à créer une nouvelle incrimination: l’autoformation (notamment via Internet) en vue de commettre une infraction terroriste. Si l’on peut comprendre la nécessité de se prémunir contre ce type de comportement, encore faut-il évaluer avec prudence les risques collatéraux potentiels pour la liberté d’expression qu’impliquerait un contrôle accru de nos consultations sur la toile.
Il est permis de se demander si une réponse au phénomène terroriste centrée quasi exclusivement sur la répression est vraiment la plus efficace. Le problème est plus complexe et ne pourra pas être solutionné à coups de moyens policiers: la surenchère sécuritaire comme priorité politique sonne comme un aveu d’échec démocratique.
Un exécutif de plus en plus puissant
À cet égard, soulignons un autre phénomène inquiétant: celui d’une séparation toujours moins marquée des pouvoirs, avec une puissance sans cesse accrue de l’exécutif au détriment du législatif et du judiciaire. Si le Parlement était déjà largement dépossédé de ses prérogatives par l’exécutif, c’est aujourd’hui le pouvoir judiciaire qui est mis, notamment à coups de restrictions budgétaires, en incapacité de fonctionner normalement. Cette centralisation des pouvoirs entre les mains de l’exécutif est des plus alarmantes.
La surenchère sécuritaire comme priorité politique sonne comme un aveu d’échec démocratique.
Sous couvert de lutte contre le terrorisme, les moyens et les pouvoirs mis à la disposition des parquets, services de police et de renseignement connaissaient une expansion décomplexée, sans que soit nécessaire l’intervention d’un juge. Or, le rôle du juge indépendant et impartial, en tant que gardien des libertés fondamentales, est essentiel. Heureusement, la Cour constitutionnelle a annulé4, sur un recours introduit notamment par la Ligue des droits humains, les dispositions qui élargissaient les pouvoirs du ministère public au détriment du juge d’instruction (mini-instruction), en rappelant le caractère fondamental du droit à la vie privée et l’indispensable intervention d’un juge indépendant lorsqu’il est porté atteinte à ce droit.
Ces extensions de prérogatives sont aussi à l’œuvre dans bien d’autres domaines que celui de la lutte contre le terrorisme. Et elles s’étendent, par un effet de contamination, à tous les secteurs du droit pénal. Dans les faits, les méthodes dérogatoires aux principes fondamentaux qui ont été adoptées pour lutter contre le terrorisme sont, dans de nombreux cas, utilisées pour des affaires qui ne relèvent pas de cette incrimination.
La vie privée, première bafouée
Les mesures adoptées sont également fortement attentatoires au droit au respect de la vie privée. Collecte intensive de données électroniques, levée du secret professionnel des assistants sociaux dans le cadre des concertations de cas, instauration de registre de passagers pour tous les transports internationaux (PNR) ne sont que quelques exemples de ce développement d’un contrôle étendu sur toute la population. La Cour de Justice de l’Union européenne a pourtant rappelé que la conservation de métadonnées de manière indifférenciée à l’égard de tous les citoyen.ne.s, et ce, alors même que rien ne permet de supposer qu’ils auraient un lien, direct ou indirect, avec des activités criminelles graves, est excessif et ne peut être considéré comme justifié dans une société démocratique5. Dans le même ordre d’idées, ce 14 mars 2019, la Cour Constitutionnelle a annulé l’obligation de dénonciation active qui pesait sur les assistant.e.s sociaux/ales de dénoncer les usagers présentant des indices de terrorisme6.
Moins et mieux surveiller
La lutte contre le terrorisme ne peut en effet avoir pour corollaire la mise sous surveillance de l’ensemble de la société. De surcroît, l’efficacité de telles mesures généralisées de surveillance est loin d’être démontrée. Ce n’est pas en ratissant large qu’on ratisse mieux: bien au contraire, outre que l’on court le risque d’être noyés sous les informations peu pertinentes, en créant des injustices, on crée le terreau fertile à la révolte, à la colère et à la remise en question de la société en tant que telle. C’est d’autant plus important que l’insécurité est aujourd’hui, pour la majorité de la population, moins liée à la crainte d’une attaque terroriste qu’à une insécurité d’existence, qui a pour cause une précarité toujours plus grande, couplée à une insécurité environnementale et climatique.
Le terrorisme est l’ennemi de nos libertés; c’est en les défendant qu’on le vaincra. La lutte contre le terrorisme ne peut être gagnée que dans le strict respect de nos libertés. Nous serions sans doute mieux inspirés, à l’occasion de cette lutte, d’insuffler une plus grande confiance dans le système démocratique, en permettant aux différentes institutions compétentes d’accomplir leurs missions constitutionnelles dans le respect des règles de l’État de droit. Alors, liberté et sécurité ne s’opposeront pas; elles iront ensemble main dans la main.
1 Titre emprunté à Vincent Engel, article mis en ligne le 15 octobre 2018, sur https://plus.lesoir.be.
2 C. C., 15 mars 2018, n° 31/2018.
3 Pour plus d’information, voir «Sur recours de la LDH, la Cour constitutionnelle rappelle que la lutte contre le terrorisme ne peut justifier la limitation de la liberté d’expression», sur www.liguedh.be
4 C.C., 21 décembre 2017, n° 148/2017.
5 Catherine Forget, L’obligation de conservation des «métadonnées»: la fin d’une longue saga juridique, J.T. 2017, p. 238, en référence à l’arrêt C.J.U.E. du 21 décembre 2016, n° C-203/15 et C-698/15.
6 C.C., 14 mars 2019, n° 44/2019.