Espace de libertés | Avril 2020 (n° 488)

L’intersectionnalité, du concept au concret


Libres ensemble

Dans le domaine de l’accès à l’emploi, de nouveaux critères de recommandations s’avèrent utiles et nécessaires pour lutter contre les discriminations cumulées. Mais après les constats – sur lesquels tout le monde s’accorde au moins –, voici venu le temps de l’action.


Le concept d’intersectionnalité agite les esprits, balisant de nouvelles pistes dans la lutte contre les discriminations, semant la polémique çà et là. En 2017, un rapport « Intersectionnalité » réalisé pour Actiris par le Center for Intersectional Justice, basé à Berlin, combattant les formes croisées d’inégalités et de discriminations en Europe et qui est coordonné par la militante Emilia Roig, intégrait des recommandations dans le cadre de la réforme des instruments de promotion de la diversité. À Bruxelles, qu’en est-il sur le terrain ? Comment la situation évolue-t-elle ?

Young female business creative team having sticky notes brainstorm meeting at desk in open plan office
Dans le monde du travail, de nouveaux critères, dont celui de l’intersectionnalité, sont désormais pris en compte par différentes entreprises, pour lutte contre les préjugés. © Garage Island Crew/Cultura Creative

Pour Mireille-Tsheusi Robert, présidente de Bamko ASBL (comité féminin de veille antiraciste), auteure et chercheuse sur les questions de diversité et de genre, « dans un premier temps, l’intersectionnalité était vue comme une théorie alternative et là, ça devient hypersexy d’en parler, de mettre cela à l’ordre du jour. Or, il est temps de passer à l’étape suivante », appuie-t-elle. « Être handicapé et transgenre par exemple, reste une situation difficile. Si on engage ce type de personnes aujourd’hui, c’est grâce au travail de gens comme Emilia Roig, mais il reste du chemin à parcourir dans ce sens. »

Sur le terrain de l’action

L’ASBL Bamko collabore étroitement avec des associations d’éducation permanente, des institutions publiques et culturelles (projets de cohésion sociale, etc.), ou des artistes à titre individuel. « On se heurte encore trop souvent à l’immobilisme ou à la langue de bois. Lors d’une étude réalisée il y a deux ans en collaboration avec Unia, à propos des pratiques en la matière au sein d’associations antiracistes, interculturelles, etc., j’ai pu relever que, parmi celles qui travaillent sur la question noire, seules 17 % d’entre elles engageaient des gens de couleur noire. » Sombre constat du côté des médias également : « Le Conseil supérieur de l’audiovisuel a pondu des rapports, mais je n’ai pas encore vu de journalistes noirs. De même, on crée des émissions spéciales qui renforcent les ghettos. Idem pour le temps de parole accordé aux femmes ou les questions qu’on leur pose. Il faudrait aussi réaliser des études dans les domaines du logement, de la scolarité, de la santé, de la justice, etc. Aujourd’hui, c’est sur le terrain que ça doit se passer. » Ces dernières années, Bamko a contribué à faire avancer les choses à son échelle. D’abord, au sein même de l’association. En instaurant un plafond de verre pour les hommes : « C’est un jeu auquel on accepte de jouer pour contrer ce qui se passe dans la société. Cela nous permet de vivre au quotidien le changement de paradigme et de valeurs. »

Anti-discrimination à l’emploi

« Alors qu’on ne cesse de définir l’intersectionnalité, sa mise en pratique reste l’inconnue », confirme Manuela Varrasso, consultante au sein du Service anti-discrimination Actiris Inclusive. « Actiris est par ailleurs une rare institution – et peut-être la seule en Région de Bruxelles-Capitale – à avoir commandé une étude publique en vue de distinguer les inégalités parmi les inégalités et de proposer des outils de politique publique. » Depuis lors, une nouvelle Déclaration de politique régionale intègre dix-neuf mesures anti-discriminatoires. Un monitoring socio-économique souligne également les grandes discriminations à l’embauche selon l’origine : « À compétences égales, une personne belgo-belge a trois fois plus de chances de trouver un emploi que quelqu’un d’origine turque ou nord-africaine. La question de l’origine a ainsi été objectivée sur le marché de l’emploi. Par ailleurs, les femmes restent défavorisées. Au sexe et à la race s’ajoute le critère de monoparentalité. »

Depuis fin décembre 2019, le service Actiris Inclusive dispose de nouveaux moyens financiers pour lutter contre les discriminations à l’embauche. Outre une information et une orientation des personnes chercheuses d’emploi – le terme a remplacé celui de « demandeuses » –, l’organisme s’attelle à une sensibilisation des professionnels de l’emploi, de la formation et de la société civile, et à la formulation de recommandations aux décideurs. « Chaque mois, des dizaines de personnes viennent au guichet anti-discrimination. La quasi-totalité se trouve à la croisée des motifs de discrimination, poursuit Manuela Varrasso. Or, la plupart ne s’en rendent pas compte. On les informe d’un système massif et c’est un premier pas vers l’émancipation, car cela écarte la responsabilité personnelle. »

Outre une écoute, les personnes discriminées se voient proposer des solutions sur mesure. Fort d’un réseau d’environ 200 partenaires, l’organisme régional offre un accompagnement spécialisé : « Dernièrement, une personne d’origine étrangère travaillant dans le textile, homosexuelle, âgée de plus de 50 ans et avec un petit défaut de prononciation n’arrivait pas à retrouver un emploi. On l’a mise en contact avec l’association InBrussel qui coache notamment les plus de 50 ans. »

Plus récemment, une étude sur le sous-rapportage soulignait la réalité des femmes d’origine étrangère qui travaillent dans les titres-services, les milieux des soins ou de l’Horeca et qui sont âgées de plus de 45 ans, cibles de différentes discriminations. « Il ne s’agit pas seulement de travailler sur les individus, mais de souligner des systèmes qui génèrent des inégalités très grandes. » Sur le plan juridique toutefois, « l’intersectionnalité n’existe pas encore. Et la Belgique francophone n’est pas en avance, même si les choses commencent à bouger », ponctue la consultante.

Du moment que les affrontements concernent l’identité plutôt que la richesse, peu importe que cela divise, catégorise, voire hiérarchise des groupes sociaux.

En mars, à l’occasion de la journée internationale des femmes, l’ULB a organisé une conférence sur le thème « Intersectionnalité et université ». « Après une politique des genres, l’ULB a lancé son Plan Diversité, un espace de parole sur des questions de société peu abordées », développe David Paternotte, professeur de sociologie et codirecteur de l’atelier Genre(s) et sexualité(s) au sein de l’université. « Le Plan Diversité est parti du constat que le processus de sélection d’embauche au sein du corps professoral de l’université favorisait les hommes. Et les femmes qui y travaillent sont surtout européennes. D’où l’idée d’ébaucher un état des lieux et d’ouvrir le débat autour de l’intersectionnalité, afin de souligner les faiblesses et voir ce qu’il y a lieu de mettre en place pour une équité. »

Le prisme identitaire

Face au concept un peu fourre-tout d’intersectionnalité, les milieux institutionnels et associatifs tâtonnent un peu, voire adoptent des points de vue très contrastés. Le professeur de philosophie français Karan Mersch fustige ainsi une certaine approche du féminisme intersectionnel « qui opère à contresens de l’universalisme des Lumières. Alors qu’au sens géométrique, le terme “intersection” vise non l’ensemble des surfaces mais là où elles se rejoignent, le féminisme intersectionnel inverse la démarche et s’appuie sur ce qui distingue pour instaurer une hiérarchisation dans les modèles de lutte ». Il pointe aussi « des liens entre intersectionnalité et une mouvance de l’antiracisme qui, paradoxalement, réintroduit la notion de race ».

À Bruxelles, Paola Peebles Vlahovic, conseillère diversité, en charge des questions de discrimination au sein du bureau d’études de la FGTB, étudie également le sujet : « La FGTB travaille depuis longtemps sur les rapports de domination, en tenant compte de toutes les formes de discrimination et des articulations entre le capitalisme, le colonialisme et le patriarcat. Le risque de l’intersectionnalité est pour nous de minimiser la critique socio-économique des rapports sociaux, en mettant en avant les dimensions identitaires. L’approche est dite “située” par ses promoteurs : le vécu, le point de vue de la personne, de l’individu, y est fortement valorisé. Il y a de nombreux aspects positifs et nécessaires dans cette manière de poser le problème. Mais aujourd’hui, il existe une tendance lourde consistant à traiter les problèmes de société sous un angle identitaire, essentialiste. »

Éviter les clivages

Les organisations syndicales, tout en reconnaissant le racisme et les discriminations et en les combattant, y compris en leur sein, n’ont pas intérêt à laisser les travailleurs se diviser dans ces discussions. Il est crucial de se reposer les questions du clivage entre le capital et le travail, fortement délégitimées aujourd’hui. Depuis les années 1980, « le néolibéralisme attaque et remet en question les “conquis” sociaux. La grille de lecture identitaire des rapports sociaux sert un néolibéralisme qui promeut la diversité. Du moment que les affrontements concernent l’identité plutôt que la richesse, peu importe que cela divise, catégorise, voire hiérarchise des groupes sociaux. Dans cette logique aussi, votre parole est légitimée si vous êtes identifié comme entrant dans des catégories discriminées, et pas en fonction de ce que vous faites, vos analyses et prises de position, vos objectifs politiques. Ce sont là quelques-uns des écueils potentiels qui méritent réflexion quand on parle d’intersectionnalité. »