Avoir un toit est un droit inscrit dans notre Constitution. En France et en Écosse, le particulier peut faire valoir ce droit en justice. En Belgique, cela semble plus compliqué. Quelle est alors la valeur d’un droit fondamental qui ne s’applique pas directement ? Est-il vide de sens ?
En 2006, dans les derniers mois de la présidence Chirac, des tentes sont plantées au bord du canal Saint-Martin à Paris. C’est un signal de détresse et de colère lancé par l’association Les Enfants de Don Quichotte. En jeu, une revendication : le relogement des sans-abri en urgence. Nous sommes en décembre. Très vite, le droit au logement opposable s’invite dans le débat et fera l’objet d’une législation. La loi française du 5 mars 2007 prévoit une instance juridictionnelle – un juge – devant laquelle le particulier peut venir défendre son droit à avoir un toit. Les pouvoirs publics sont désormais tenus d’apporter une réponse concrète au demandeur de logement. L’Écosse dispose d’une législation semblable.
Un droit « gazeux »
Qu’en est-il en Belgique ? Notre pays connaît-il un tel dispositif ? Contenu dans les grands textes de droits fondamentaux (DUDH notamment), le droit au logement figure également à l’article 23 de la Constitution belge comme élément essentiel à « une vie conforme à la dignité humaine ». Mais contrairement à la loi française, il ne se voit pas accompagné d’effets directs concrets au quotidien. « C’est ce qu’on appelle un droit à l’état gazeux », nous explique Nicolas Bernard, professeur de droit à l’Université Saint-Louis et spécialiste du sujet. « L’article 23 est un article programmatique, qui fixe un horizon. S’il s’impose au législateur à qui il revient de le concrétiser, il ne peut être invoqué comme tel par le particulier. » À ce jour d’ailleurs, on ne connaît pas de cas dans la jurisprudence d’un citoyen ayant réclamé directement un logement à l’État.
En Belgique, le droit au logement introduit dans le texte fondamental en 1994 sert davantage de principe de base, d’inspiration à l’action publique. Il fonde les codes du logement régionaux. Les textes flamand, wallon et bruxellois font d’ailleurs référence au droit de chacun à bénéficier d’un logement décent, c’est-à-dire qui soit sûr et sécurisé, et prévoient une batterie de sanctions pour tout propriétaire de logement n’ayant pas rendu conforme son bien. « On observe clairement une concomitance entre l’introduction du droit au logement dans la Constitution et l’apparition d’un droit en faveur du locataire », ajoute Nicolas Bernard qui renvoie notamment à la législation sur le bail de location. En d’autres termes, sans l’article 23 de la Constitution, le rapport de force entre le propriétaire et le locataire serait grandement déséquilibré. Le droit au logement sert aussi le propriétaire qui voudrait récupérer son bien mis en location pour en jouir personnellement. Le droit à l’habitat fonde également les politiques de logement social mises en œuvre par des sociétés publiques locales et aux agences immobilières sociales.
Des solutions de terrain
Tout le monde n’est pas logé pour autant. Le nombre de sans-abri ne diminue pas et les pouvoirs publics semblent se limiter souvent aux solutions d’urgence avec les plans hivernaux d’hébergement qui s’interrompent au printemps.
Sur le terrain pourtant, on ne manque pas d’idées. L’ASBL L’îlot, acteur dans l’accueil d’urgence en Région bruxelloise, a développé une cellule « Capteur et créateur de logements ». Ce projet à long terme met en relation des candidats locataires – des personnes ou familles à revenus modestes – et des propriétaires. Deux coaches, un assistant social et un agent immobilier accompagnent le bénéficiaire en mettant en ordre les démarches administratives, notamment dans la demande d’un logement social et en l’aidant à « apprivoiser » les droits et devoirs du locataire.
Imaginer un droit au logement opposable en Belgique serait « suicidaire ».
Objectifs : raccrocher les plus démunis à un « système » immobilier dont ils ont été exclus, créer un climat de confiance entre le propriétaire et un locataire « sensible », les accompagner à moyen et long terme. Selon sa coordinatrice, Claire Oldenhove, le projet financé par la COCOM et la Région bruxelloise part du constat d’un marché immobilier inégalitaire dans son accès, peu adapté aux plus précaires et soumis à une pression spéculative. En plus de convaincre des propriétaires existants, la cellule responsabilise les néo-locataires. Depuis sa création en 2015, la cellule a ouvert une quarantaine de dossiers et s’est lancée dans la création de logements avec des investisseurs sociaux. Une goutte d’eau quand on sait qu’à Bruxelles, 45 000 ménages sont en attente d’un logement social. Le droit au logement fonde toutes les actions de L’îlot qui le revendique haut et fort. « Dans une société idéale, notre cellule de captation et de création de logements ne devrait d’ailleurs pas exister », nous assène Claire Oldenhove, qui ne peut que constater la nécessité de tels projets. L’îlot n’est pas la seule association à agir de la sorte, elles sont une multitude à rendre palpable le droit à avoir un chez-soi.
Opposable mais pas faisable
Dès lors, la Belgique malmène-t-elle ce droit fondamental au logement ? La question mérite une réponse nuancée. Rendre opposable en justice le droit au logement ne signifie pas qu’il est sans limites. Les législations française et écossaise conditionnent son utilisation. Le demandeur devra par exemple prouver sa « bonne foi », un critère pour le moins libre d’interprétation. « On rend le droit opposable et en même temps on essaie de le circonscrire afin d’éviter les abus », souligne Nicolas Bernard.
Mais pour ce juriste, les pouvoirs publics seraient « suicidaires » d’imaginer un droit au logement opposable en Belgique, du fait du manque criant de logements, surtout dans les grandes villes. Au droit opposable, la Belgique préfère pour le moment compter sur le volontarisme public, les partenariats par le subventionnement avec l’associatif et le privé et la création de dispositifs innovants, comme l’accès à la propriété facilité par le récent mais encore timide « Comunity Land Trust ». Les options de force, comme la saisie de logements inoccupés, ne sont pas vraiment la priorité. Les autorités préfèrent plutôt contourner les dérives et les inégalités du marché immobilier.