Jean-Michel Décugis et Marc Leplongeon sont journalistes, Pauline Guéna est romancière. Ils se sont livrés à une exploration des milieux et des réseaux de l’ultra-droite française. Par petites touches, ils décrivent une nébuleuse dont l’objectif est d’allumer la mèche qui fera exploser la poudrière…
Le feu couve. C’est le constat de nos trois auteurs. L’extrême droite n’a jamais vraiment disparu du paysage politique français depuis 250 ans, avec néanmoins des périodes plus ou moins fastes. Mais il est vrai que son grand retour à la faveur des urnes dans les années 1980 connaît une confirmation indéniable depuis. Les candidats du Front, devenu Rassemblement national, se sont qualifiés deux fois pour le second tour de l’élection présidentielle à quinze ans d’écart. Les élections régionales ou européennes, où le scrutin proportionnel domine, leur assurent régulièrement des gains de sièges substantiels. Aux dernières élections municipales, en 2020, le Rassemblement national avait également enregistré de nouvelles progressions.
Mais ce n’est pas vraiment de cette extrême droite là, en quête de respectabilité, que les auteurs de La Poudrière nous entretiennent. Ils s’attachent bien plutôt à inventorier les mouvements activistes, les groupuscules entraînés au combat, ceux qui espèrent la guerre civile et s’y préparent, et qui, finalement, ne se préoccupent pas vraiment des élections. Décugis, Guéna et Leplongeon décrivent une ultra-droite française particulièrement multiple par ses références idéologiques ou ses priorités d’action, mais unie par des caractéristiques et une culture communes : « L’ultra-droite est diverse et même divisée. Mais elle se rassemble autour de certaines constantes, qu’on retrouve dans toutes ses composantes et dans tous ses groupuscules, qui sont la crainte et la haine de l’immigration et la détestation de ce qu’ils appellent la globalisation. Ces thèmes sont habilement synthétisés et diffusés sous la forme du “grand remplacement”, une théorie popularisée par Renaud Camus, selon laquelle la population “naturelle” européenne est en train d’être remplacée par une population allogène, massivement originaire d’Afrique et du Maghreb. »
Un manifestant de Génération Identitaire avec une cocarde française. © Antoine Kremer/Hans Lucas/AFP
Le vieux fond antisémite qui avait prospéré sous la IIIe République est aujourd’hui moins présent, ou de manière plus diffuse : « L’antisémitisme, qui a pu être un sujet de rassemblement, a perdu de sa vigueur pour une partie de l’ultra-droite, qui est aujourd’hui davantage obsédée par l’islam. Mais ses partisans ont parfois un agenda commun, comme on l’a vu avec la Manif contre le mariage pour tous ou lors des premiers actes des Gilets jaunes. Certains auraient voulu utiliser de la même façon la lutte contre la GPA ou contre le confinement, mais cela a moins pris », observent les auteurs. Les déclinaisons de l’ultra-droite sont plus variées que jamais, et on trouve parfois de surprenantes connexions entre survivalistes et révisionnistes, skinheads et catholiques intégristes, anti-masques, anti-vaccins et groupes paramilitaires néonazis, royalistes et néofascistes païens…
Filiales européennes
À la lecture de La Poudrière, il apparaît que l’ultra-droite semble davantage attendre, espérer ou provoquer la guerre civile que l’avènement du Rassemblement national. Comment pourrait-on qualifier les relations entre le parti dominant de l’extrême droite et les groupuscules plus ou moins organisés qui gravitent dans son orbite idéologique ? « Le Rassemblement national, soucieux de son image, se méfie de certaines personnalités de l’ultra-droite, nous expliquent les auteurs. Yvan Benedetti – porte-parole du PNF et ancien président de l’Œuvre française – a par exemple été exclu par Marine Le Pen en 2011 en raison de son antisémitisme affiché et de son négationnisme. Mais il y a une certaine porosité avec différents groupes, notamment avec Génération identitaire, qui a été dissous en Conseil des ministres récemment. Génération identitaire jouait le rôle d’école des cadres pour le RN. Philippe Vardon, entre autres, qui a fondé le Bloc identitaire en 2003, est membre du bureau national du RN – qui a d’ailleurs soutenu Génération identitaire avant sa dissolution. Plus généralement, l’ultra-droite a ne serait-ce qu’un rapport de “vote utile” et le RN est son expression électorale naturelle, quelle que soit la diversité d’opinions en son sein. »
Les auteurs évoquent aussi le parti néofasciste italien CasaPound, qui semble pouvoir constituer un modèle pour nombre de petites formations de l’ultra-droite française. Il existe en effet des liens entre l’ultra-droite hexagonale et divers mouvements au plan européen, voire international : « Génération identitaire, qui avait quelques centaines d’adhérents en France – entre 500 et 800, moins que ce qu’ils revendiquent, mais plus que la majorité des groupuscules –, a essaimé à l’étranger et son influence dépasse à la fois le cadre de ses adhérents et les frontières. Elle est organisée dans une dizaine de pays où s’ouvrent des “franchises” avec le même emblème, les mêmes mots d’ordre : Autriche, Allemagne, Royaume-Uni, Italie… Génération identitaire a des filiales dans une dizaine de pays d’Europe », relèvent Décugis, Guéna et Leplongeon.
À côté des groupuscule extrémistes, l’extrême droite française incarnée par Marine Le Pen, continue à séduire les électeurs. © Valentine Chapuis/AFP
« La jeunesse européenne ultra se connaît, se fréquente, se rencontre, poursuivent les rédacteurs de La Poudrière. De jeunes militants se sont formés lors du conflit en Ukraine, ils voyagent en Italie, certains sont allés en Syrie, on les retrouve aussi sur les différents théâtres de la crise migratoire, comme à Lesbos où certains étaient présents à Moria, avant qu’un incendie détruise ce camp de réfugiés, le plus grand d’Europe. Aussi bien le RN que les groupuscules d’ultra-droite ont généralement une orientation pro-russe, bien que les choses aient été plus floues en ce qui concerne leur engagement dans la guerre en Ukraine où on les a retrouvés dans les deux camps. »
Ennemis de la République
L’ultra-droite française a aussi su agréger dans plusieurs de ses composantes des officiers généraux à la retraite, d’anciens gendarmes ou d’ex-policiers. Elle compte aussi des relais parmi les représentants des forces de l’ordre en activité, voire chez les hauts fonctionnaires : « Action française se targue de fournir des notes à des préfets et à des directeurs de cabinet et d’être ainsi en lien avec la haute fonction publique. L’organisation terroriste AFO, démantelée en 2018, avait comme numéro deux un membre de l’ambassade de France au Salvador. Plus récemment, des trafiquants d’armes, dont deux étaient fichés, ont été arrêtés par la BRB : l’un était chauffeur au ministère de la Défense, l’autre militaire. Ce sont des militaires qui fournissaient les armes », indiquent les deux journalistes et la romancière.
La Manif pour tous en 2013 puis les Gilets jaunes en 2019 ont constitué pour l’ultra-droite des combats fédérateurs auxquels elle a pu souscrire. Pourra-t-elle en générer elle-même ou ses divisions endémiques entraveront-elles cette option ? « Pour l’instant, l’ultra-droite paraît trop divisée pour imposer un agenda, elle se contente de réagir en opportuniste – à une loi, à un décret, ou encore à un attentat, remarquent les responsables de l’enquête. Il y avait environ 1 500 personnes pour manifester contre la dissolution de Génération identitaire, cela reste peu. »
La séquence des attentats islamistes de masse de 2015 et de 2016 puis celle des Gilets jaunes en 2019 ont secoué les institutions et rudement mis à l’épreuve la cohésion nationale. Le séparatisme islamiste et la mouvance radicale de l’ultra-gauche, incarnée notamment par les Black Blocs, concourent aussi à la préparation du « grand soir » tant attendu par l’ultra-droite, à savoir la fin de la République. À cet état de fait, les auteurs de La Poudrière fournissent la réponse suivante : « Si la question est de savoir si la République a d’autres ennemis que l’ultra-droite, la réponse est évidemment positive. »