Espace de libertés | Février 2020 (n° 486)

« La laïcité, c’est la liberté d’esprit! ». Rencontre avec Marika Bret


Grand entretien

Avec un titre aussi tonitruant que « Qui veut tuer la laïcité ? », Marika Bret, membre de l’équipe de Charlie Hebdo s’attaque à un sujet sensible. Laïque et féministe jusqu’au bout des ongles, elle place l’humanisme au centre du débat et remet la laïcité à sa juste place : celle de pivot entre croyants et non-croyants. Elle épingle aussi son instrumentalisation par les extrémistes et le manque de courage politique face à l’islamisme. Une interview sans langue de bois.


Le titre de votre livre, Qui veut tuer la laïcité ?, est aussi franc que terrible. Estimez-vous que la laïcité est en danger ?

Oui. Mais pour répondre à la question, il faut préalablement définir ce qu’est la laïcité, et la laïcité, c’est une liberté qui s’appelle la liberté de conscience, qui inclut la liberté religieuse, mais l’inverse n’est pas vrai. C’est donc une liberté encadrée, comme toutes les libertés. Elle est encadrée par la loi de 1905 qui propose, d’une part, la séparation des pouvoirs entre le religieux et le politique et, d’autre part, surtout, ce que j’appelle « l’esprit de la laïcité », à savoir la liberté de croire, de ne pas croire, de changer de religion. Bref, c’est une liberté de l’esprit. Et à partir du moment où cette liberté est vécue comme un empêchement, ce que j’entends de plus en plus, j’estime que oui, la laïcité est en danger.

À qui attribuer cet « empêchement » ?

Cet empêchement vient de défenseurs autoproclamés d’une communauté que l’on ne définit jamais : la communauté musulmane. Et qu’est-ce que c’est la communauté musulmane ? Ce serait pour certains les croyants de l’islam – ce qui est n’est pas tout-à-fait vrai, car la communauté musulmane regroupe des personnes qui croient, d’autres qui ne croient pas, certaines qui pratiquent, d’autres non. Seulement, les défenseurs autoproclamés de cette communauté estiment que la pratique de l’islam est menacée en France – ce qui est faux –, que les musulmans sont stigmatisés en France – ce qui est faux. Que l’extrême droite s’en prenne à des personnes d’origine étrangère, ce n’est guère étonnant, c’est dans leur programme. Il y a quinze ans, l’extrême droite disait : « Les Arabes, dehors ! » Maintenant, elle dit : « Les musulmans, dehors ! » Elle suit la logique de son programme à tous niveaux, honteux et excluant. Par contre, que la gauche ou l’extrême gauche entre dans la danse, c’est insupportable.

Si je comprends bien ce que vous voulez dire, c’est que tant l’extrême droite que la gauche enferment les populations musulmanes dans une position de victimes ?

Cela les enferme dans un carcan victimaire. On entend qu’en France l’État serait raciste, qu’il y aurait des lois liberticides, mais de quelles lois parle-t-on ? Enfermer quelqu’un dans un carcan victimaire, c’est terrible, car c’est l’empêcher de s’émanciper et d’avoir une autre pensée. Moi qui suis une féministe laïque universaliste, je ne peux pas accepter cela. Je considère avant tout que nous sommes face à des citoyens et des citoyennes, pas autre chose.

Mais au-delà des discours extrêmes, n’y a-t-il quand même pas une certaine ostracisation des populations musulmanes ?

Oui, certainement. Il y a une haine tenace dans notre société qui s’appelle le racisme. Quand une femme voilée se fait agresser, c’est insupportable. Je serai d’ailleurs toujours du côté des personnes qui se font agresser. Mais cela ne m’empêche pas de contester le voile en tant qu’outil qui enferme les femmes. On peut avoir ces deux positions sans aucun problème. Donc s’il existe en effet un racisme anti-musulman, il ne s’appelle en aucune manière « islamophobie ». L’islam, c’est un dogme religieux et l’arnaque, c’est de faire croire que quand on conteste une religion, on conteste des personnes. Non, on conteste un dogme et des idées !

Il s’agit d’une instrumentalisation pour servir des visions électoralistes ?

Oui, mais ce sont surtout les conséquences de cela qui me terrifient. Et j’ajouterai à féministe, laïque et universaliste, humaniste. Car en réalité, qu’il y ait des différences entre les personnes, c’est juste formidable, mettons-les en commun, ne les opposons pas. Nous sommes dans une situation qui déchire littéralement notre vivre ensemble.

Est-ce difficile de discuter de cela ? N’y a-t-il pas une plus grande ouverture pour ce débat aujourd’hui ?

Je suis profondément laïque, je trouve que c’est une liberté formidable qui ne devrait pas être uniquement française, car je ne vois pas pourquoi une liberté devrait être attachée à un seul pays. Mais ce qui est dommageable, c’est qu’aujourd’hui, quand on parle de laïcité, on vous traite de « laïcard », vocable employé par l’extrême droite. On vous explique que, quand vous défendez une liberté, vous la défendez trop. Comment défend-on trop une liberté ? Quand on défend la laïcité, on est aujourd’hui assimilé à la fachosphère.

Dans votre livre, vous relatez plusieurs cas de grignotage de principes de vie en collectivité et le retour en force de ce que Charlie Hebdo, entre autres, qualifie des « anti-Lumières », une expression qui revient chaque fois plus dans le débat.

Cette expression revient, car on observe une tendance à attaquer les valeurs et les libertés issues du siècle des Lumières. Je voulais aussi rappeler dans mon livre comment et pourquoi est née la laïcité, rappeler qu’elle a mis fin à trente ans de guerre civile entre catholiques et protestants. Les rédacteurs de la loi de 1905 ont été très intelligents d’avoir précisément évité l’anticléricalisme. La laïcité, c’est la liberté de conscience. Il ne s’agit pas d’interdire le religieux. On a la spiritualité que l’on veut, c’est de la liberté d’esprit qu’il s’agit.

Par rapport au voile, comment expliquer que cela suscite plus de débats en France qu’ailleurs ?

C’est ahurissant de voir à quel point il n’est plus possible d’avoir aucune discussion posée à ce sujet. Le voile est un enjeu politique, ce n’est pas un vêtement comme un autre, ce n’est pas qu’un signe religieux, mais aussi politique. L’argument « C’est mon choix, mon droit » ne fonctionne pas en démocratie. Car sinon, c’est aussi mon choix d’exciser ma petite fille ! Ce que représente le voile est à la fois nié et vilipendé par l’extrême droite. Je ne suis pas forcément en faveur d’une loi, car légiférer sur ce genre de choses, cela revient à un échec. Mais il faut pouvoir en débattre. Il faut nommer les choses avec les mots justes, car comme disait Albert Camus : « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde. » On n’ose pourtant pas parler d’attentats islamistes, même à l’occasion des commémorations des cinq ans de l’attentat de Charlie Hebdo, le président utilise le mot « terrorisme », mais il n’est pas nommé. C’est insupportable. Le terrorisme est le moyen barbare d’essayer d’imposer un projet politique des plus obscurantistes qu’il soit. Mais il a également ses idéologues qui ne prennent pas de kalachnikovs, mais qui tentent aussi de l’imposer. Le pire, c’est de ne pas nommer le terrorisme islamiste parce qu’il y a « islam dedans », c’est pire que tout, car cela sous-entend que cela revient à assimiler tout un tas de gens pratiquant l’islam.

Pourquoi avoir choisi d’écrire ce livre maintenant, cinq ans après l’attentat de Charlie Hebdo ?

Suite à cet attentat, on a beaucoup parlé de la liberté d’expression, qui a été clairement visée le 7 janvier 2015, mais il m’a également semblé important de remettre la laïcité dans le débat.

Comment ramener la laïcité à sa juste définition et valeur ?

Il y a un travail à effectuer auprès de la jeunesse. J’en veux à la gauche, qui est par ailleurs ma famille politique, d’avoir abandonné le sujet ou d’avoir tourné la tête en pensant que c’était acquis. Non ! Toutes les libertés doivent être protégées et valorisées autant que possible. Or, dans le livre, je remonte trente ans en arrière pour démontrer que l’on a abandonné le sujet. Il y a un travail d’éducation, mais aussi sur le plan de la culture, à faire pour que ces déchirements et ces fausses définitions s’arrêtent.

Finalement, vous en appelez au politique ?

Complètement, j’en appelle au politique, mais aussi à la responsabilité de chacun. Après les élections présidentielles, Emmanuel Macron avait promis un grand discours sur la laïcité, et cela n’a pas eu lieu. Pire : on assiste à une sorte de va-et-vient dans lequel on ne sait pas très bien où il se situe par rapport à cela. Quand on a un président de la République qui n’est pas clair sur le sujet, comment voulez-vous demander à la société civile qu’elle le soit ?

Raison pour laquelle l’extrême droite est la seule qui s’en empare, en la dévoyant.

C’est la seule qui s’empare de la laïcité, ce qui la dessert. Quand Marine Le Pen se dit laïque et féministe, j’ai les cheveux qui se dressent sur la tête. Le Rassemblement national n’est pas laïque, il est juste soucieux de défendre les racines chrétiennes de la France, mais ce n’est pas cela la laïcité !

L’article 2 de la loi 1905 stipule que la République ne subventionne pas les cultes. En Belgique, l’État les subventionne, de même que l’action laïque. Quel regard portez-vous sur ce dernier point ?

J’ai envie de dire qu’elle devrait même être le plus subventionnée, car la laïcité réunit tout le monde. Je suis évidemment archi contre le fait que l’argent public serve à subventionner un groupe particulier, cela doit servir à tout le monde. Mais la laïcité est un service public, dans le sens noble du terme, pour tout le monde, ce qui revient à la notion d’égalité.

Puisqu’on peut en effet être croyant et laïque en même temps !

Mais bien sûr, et on est d’abord laïque en réalité. Jusqu’à il y a peu, on était laïque sans devoir ajouter « Et je suis chrétien ou agnostique. » C’est la laïcité qui nous rassemble, ce qu’aucune religion ne fera jamais. La laïcité, c’est notre pivot commun, c’est notre pilier de vivre ensemble.