Les sciences citoyennes entendent se réapproprier la connaissance par le plus grand nombre. Mais les écueils sont nombreux, dont la mise sous clé des résultats par de grands groupes industriels à l’appétit sans bornes. Ou comment les multinationales de l’édition entravent les sciences citoyennes.
Compter, un jour par an, les oiseaux de son jardin, c’est apporter une pierre essentielle à une science dite participative ou citoyenne. Un geste simple, mais sans lequel les études qui jaugent la survie d’une espèce seraient quasi impossibles. Il en est de maints autres exemples, notamment ceux où la démultiplication des acteurs permet une acuité d’analyse impossible à obtenir par quelques centaines de chercheurs, même aidés de nombre de testeurs automatiques multipliés. On le sait peu : l’essentiel des grandes découvertes dans l’observation de l’espace sont le fait de simples amateurs qui regardent dans leur lunette au bon moment.
Le concept de sciences citoyennes a vu son importance exploser au début des années 1970 sous le terme citizen science donné par deux physiciens : Joel Primack et Frank von Hippel. Véritable phénomène de société, son origine est cependant bien plus ancienne. Le développement de la science comme profession rémunérée est un phénomène qui date de la fin du xixe siècle. Il y a trois siècles, presque tous les « scientifiques » avaient une autre profession. Ainsi, Benjamin Franklin (1706-1790) était un imprimeur et un diplomate et Charles Darwin (1809-1882) n’a pas accompagné le Capitaine FitzRoy comme professionnel lors de son voyage sur le Beagle, mais en tant que compagnon de voyage non rémunéré. Bien que la science se soit professionnalisée, les citoyens scientifiques n’ont jamais vraiment disparu, particulièrement dans les sciences telles que l’archéologie, l’astronomie et l’histoire naturelle, domaines dans lesquels les compétences d’observation peuvent être plus importantes que l’équipement onéreux.
Mais c’est sans conteste la remise en question partielle ou totale de nos modèles de société occidentaux – lors des grèves ouvrières et étudiantes de mai 1968, des mouvements antinucléaires, puis de ceux de la préservation de la nature ou de lutte contre le réchauffement climatique – qui a donné son ampleur actuelle au phénomène. « Le principe de la science citoyenne repose sur une participation du public à la recherche. L’objectif est de faire en sorte qu’en impliquant des personnes intéressées, souvent passionnées, dans des tâches collaboratives et en les impliquant dans une démarche scientifique contrôlée, on contribue à combattre les tendances populaires et populistes croissantes qui contestent la validité de la science et remettent en cause ses fondements », explique Bernard Rentier, ancien recteur de l’université de Liège et vice-président du Conseil fédéral belge de la politique scientifique.
Un accès ouvert à tous
Mais ce n’est pas le seul objectif du mécanisme. « La seconde raison qui amène à développer cette nouvelle approche est la disponibilité quasi gratuite de l’Internet, qui met la communication scientifique à la portée de tous, non seulement grâce à l’accès ouvert aux publications scientifiques, mais aussi grâce à la facilité d’interaction et de communication qu’il permet. L’essor de l’intelligence artificielle contribue également à la science citoyenne en proposant aux participants de contribuer par leurs apports à la mise au point des outils de reconnaissance et d’identification d’objets complexes tels que les plantes, animaux, corps célestes, etc. »
Cette idée n’est pourtant pas neuve : « La gratuité de l’accès aux études et des coûts qu’elles impliquent est une vieille notion restée longtemps utopique, coulée dans une convention internationale à New York en 1963 avant de retomber dans un oubli ponctué par des réveils de revendications. Le mouvement estudiantin de 1968-1969 remettra le concept à l’honneur, mais il est vrai que, comme la science ouverte, l’éducation ouverte, en tant que bien public et droit humain fondamental, demande un investissement public important et rares sont les pays qui en ont fait le sacrifice », explique, amer, l’ancien recteur.
Car la science vit souvent des noces honteuses avec le profit. Telle découverte effectuée après des années de travail par des chercheurs académiques est raflée à la limite de la légalité par une entreprise privée qui la brevette au nez et à la barbe des vrais inventeurs pour en récolter tout le miel, tandis que les chercheurs restent sans moyens pour poursuivre leur travail. Telle multinationale de la santé rachète une petite firme concurrente pour l’empêcher de mettre sur le marché un produit aussi efficace que son propre médicament mais cent fois moins cher. Telle firme brevette le vivant et les lignées cellulaires d’une sous-population humaine, la privant de la propriété de son propre corps et de ses vertus, dans une sorte de néocolonialisme hi-tech. La science n’échappe malheureusement pas aux lois du marché et du brevet ; et souvent pas aux lois anglo-saxonnes qui ne reculent ni face aux profits inconsidérés ni face à l’absurdité éthique.
La double peine
Un des meilleurs exemples de ce mécanisme est le bras de fer qui oppose les partisans de cette science citoyenne et les multinationales de l’édition scientifique. « La science ouverte prend en compte l’ensemble des problématiques de la recherche et de ses conséquences, telles que l’ouverture des données de recherche, l’ouverture et l’interopérabilité des logiciels, la transparence des évaluations, l’encouragement de la participation citoyenne et la liberté d’accès aux matières d’enseignement. C’est un énorme chantier », insiste Bernard Rentier, qui a ouvert une voie en prenant la tête de la croisade de l’Open Access. Son principe est simple : ce qui est financé en partie ou en tout par les pouvoirs publics doit être accessible à tout le monde. « Il est inconcevable que les recherches scientifiques financées sur fonds publics deviennent la propriété de sociétés commerciales (comprenez : les méga-éditeurs) et ne puissent plus être diffusées que contre un second paiement. » Il s’agit donc de faire en sorte que chaque citoyen du monde puisse avoir accès gratuitement à la connaissance scientifique qui est générée par des deniers publics.
Logique ? Sans aucun doute. Mais aujourd’hui, c’est l’inverse qui se passe. L’édition scientifique, c’est un quasi-racket, dont la course au prestige et la peur de l’inconnu assurent la survie. Elle est basée sur deux modèles économiques. Dans le modèle classique, les universités et les bibliothèques s’abonnent aux éditeurs (cinq gros détiennent environ 60 % des publications, dont les plus prestigieuses) pour pouvoir lire leurs articles et en permettre l’accès à leurs chercheurs. Les chercheurs publiés ne sont pas libres de partager leurs résultats (un grand nombre de publications ne sont donc accessibles qu’à un petit nombre de lecteurs) et ne sont pas rémunérés pour leurs écrits. Dans le nouveau modèle, certes associé à un accès libre pour tous, c’est le chercheur lui-même qui paie l’éditeur pour qu’il publie son article. Du coup, les chercheurs sont payés par de l’argent public pour développer leurs recherches et rédiger leurs articles, et c’est encore l’argent public qui paie pour l’accès à ces publications. Pour tout arranger, les éditeurs multiplient leurs prix bien au-delà de l’inflation. Leur marge avoisinerait les 40 %, bien au-delà de l’indécence. À tel point que même l’impensable se produit : en juillet 2019, la prestigieuse Université de Californie a claqué la porte au nez d’Elsevier, le plus gros éditeur scientifique au monde. Son abonnement se montait à onze millions de dollars alors qu’elle apporte gratuitement des articles dont la valeur est estimée au triple.
La solution ? Bernard Rentier a fait davantage que l’esquisser. Dans son université, l’ancien recteur a fait tourner le vent dès 2007 en créant la plateforme Orbi qui publie les articles de ses chercheurs. « L’originalité fut de leur forcer la main. Au moment d’évaluer la demande d’un chercheur, que ce soit pour une promotion, pour décrocher des fonds ou développer un projet, seules sont prises en compte ses publications qui se trouvent sur Orbi. » Les recherches se retrouvent soit en accès libre soit, lorsqu’une clause du contrat passé avec l’éditeur l’interdit, bien résumées et bien référencées, de façon à pouvoir faire l’objet d’une demande de tiré à part par qui y manifesterait de l’intérêt. « Ce n’était que l’allumette pour allumer le feu : très rapidement, les chercheurs ont pris conscience que le système leur apportait tellement d’avantages et de notoriété que les aspects positifs ont pris le dessus et ils y tiennent beaucoup. Aujourd’hui, Orbi fait partie de leurs outils de chercheurs », nuance Rentier.
D’autres universités ont suivi Liège, depuis. Un décret a même été voté en 2018 qui impose l’accès libre aux résultats de toute recherche ayant été, en tout ou partie, financée par la Fédération Wallonie-Bruxelles. Au point que dans son rapport « Making open science a reality » édité en 2015, l’OCDE célèbre le « Liège model ». Texto ! L’esprit frondeur de la Principauté n’est pas qu’un cliché.