Espace de libertés | Octobre 2018 (n° 472)

Route migratoire dans bouillon balkanique


International

Depuis la fermeture de différentes frontières en Europe, la route des Balkans est privilégiée par les migrants. La Bosnie est donc devenue terre de transit, malgré elle. La Commission européenne avait annoncé l’octroi de 1,5 million d’euros pour l’aider à faire face à l’afflux croissant de réfugiés, environ 4 500 depuis janvier. Le gouvernement de Sarajevo avait même envisagé de construire un centre pour réfugiés dans la ville, mais ces projets sont restés lettre morte. En attendant, les tentes poussent, et ici aussi, les citoyens organisent l’accueil des réfugiés.


Un grondement retentit dans les forêts touffues qui séparent la Bosnie de la Croatie. C’est l’après-midi. On pense tout de suite à de nouveaux affrontements, après le conflit qui a frappé les Balkans il y a 20 ans, ou à de nouvelles arrestations de migrants qui tentent d’entrer dans l’Union européenne en rejoignant la Croatie. Quoi de plus logique? «Rien de tout cela», nous rassure Asmir, un habitant de Velika de 56 ans. «Ce sont des gens qui fêtent la fin du ramadan, l’Aïd el-Fitr. Depuis la guerre, beaucoup d’habitants du coin ont encore chez eux une arme à feu. En cas de nouveaux problèmes avec les voisins ou pour une fête, une bonne occasion de tirer quelques coups de feu.» C’est d’ailleurs ce que confirment les pancartes à l’entrée des cafés de la ville interdisant les armes à feu, ou les trous laissés par les balles sur les murs des maisons des environs. Nous sommes à Velika Kladuša, la ville la plus septentrionale de Bosnie, située à quelques kilomètres seulement des stations balnéaires de la côte croate et des montagnes de la Slovénie, pays prospère de la région.

La Bosnie est un vestige de l’Empire ottoman en plein cœur de l’Europe du Sud. C’est surtout un carrefour de peuples, un pont reliant différentes religions et cultures, comme celui de la Drina du roman d’Ivo Andric. La situation de Velika Kladusa est encore plus ambiguë: entre 1993 et 1995, cette ville a été la capitale de la République de Bosnie occidentale, une petite entité musulmane en conflit avec le gouvernement de Sarajevo, en Bosnie centrale, alliée aux milices serbes et croates et présidée par Fikret Abdic. L’un des principaux objectifs dans la région était alors de garantir le libre-échange avec les pays voisins et l’autonomie d’Agrokomerc, la grande entreprise agroalimentaire de ce même Abdic. Après avoir passé dix ans derrière les barreaux pour crimes de guerre, il est aujourd’hui le maire de la ville.

Radicalisation, dans les coulisses

Depuis quelques années, la ville fait à nouveau parler d’elle en raison de la présence supposée d’enclaves salafistes dans la région, dans lesquelles flotterait le drapeau noir de Daesh…

Entre 2012 et 2014, 217 combattants auraient quitté le pays pour aller combattre aux côtés des milices islamistes en Syrie ou en Irak. Ce nombre a ensuite chuté, en raison surtout du déploiement par les autorités et les communautés locales de programmes de surveillance et de projets de sensibilisation visant spécifiquement à endiguer ce phénomène. La tradition musulmane bosniaque, qui remonte à la conquête du pays par les Ottomans entre 1463 et 1465, a été profondément influencée par le soufisme, ainsi que par la cohabitation avec les chrétiens catholiques et orthodoxes, et, dans une moindre mesure par les contacts avec le judaïsme – la Bosnie compte 31% de chrétiens orthodoxes, assimilés aux Serbes, et 15% de catholiques, pour la plupart Croates. Pour la majorité des Bosniaques, le fait d’être musulman est simplement un symbole de leur identité et de leur appartenance à une communauté. Les pratiques religieuses se limitent donc aux rites de passage et aux grandes fêtes. Les mariages mixtes, avec des Serbes ou des Croates de confession différente, ne sont pas rares.

Durant la guerre des années 1990 et dans la période qui a suivi, l’islam, qui n’était à l’époque de Josip Tito que l’une des trois religions des Yougoslaves, a souvent été assimilé à un mouvement ethno-nationaliste. Mais certains combattants d’autres régions du monde musulman sont arrivés dans le pays durant la période d’après-guerre. L’ingérence économique et culturelle de la Turquie, surtout avec l’arrivée au pouvoir d’Erdogan, et des pays du Golfe a joué un rôle important dans cette évolution. Ceux-ci ont non seulement reconstruit et investi dans le pays, mais ont aussi ouvert des écoles et des mosquées inspirées par le wahhabisme, l’idéologie islamique majoritaire en Arabie saoudite. La crise économique – le pays affiche un PIB par habitant de 265 euros et un taux de chômage de plus de 40% – et donc la marginalisation des laissés-pour-compte dans les régions périphériques, a encore encouragé la radicalisation et la réislamisation.

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La Bosnie, terre de transit ou hotspot en construction ? © Giacomo Sini

La Constitution de la République de Bosnie-Herzégovine adoptée par la Fédération de Bosnie-Herzégovine et la Republika Srpska (République serbe de Bosnie) – les deux entités créées par les accords de Dayton de 1996 – consacre néanmoins la liberté de culte et l’égalité des droits des trois grands groupes ethniques (les Bosniaques, les Serbes et les Croates). Toutefois, les autorités locales ont parfois limité la liberté de culte des fidèles de groupes religieux et, dans les régions où l’une de ces religions est minoritaire, des agressions ou des cas de discrimination sont parfois signalés. En outre, dans les régions de mixité religieuse, la construction ou la réhabilitation d’un lieu de culte peut faire l’objet de controverses et déboucher sur une confrontation, comme ce fut le cas à Banja Luka, la capitale de la Republica Serpska. En 2001, des nationalistes serbes s’en sont par exemple pris à quelque 300 Bosniaques qui participaient à la cérémonie de pose de la première pierre donnant le coup d’envoi à la reconstruction d’une ancienne mosquée, détruite par les autorités serbes locales en 1993.

Un accueil humain

Dans les environs de Velika Kladusa, les habitants prennent l’iftar, le repas après le coucher du soleil pendant le ramadan. De longues tables ont été dressées dans un petit jardin et, dans un kiosque, deux musiciens interprètent des airs slaves. «Certains d’entre eux n’ont probablement pas jeûné pendant la journée, mais ils fêtent l’iftar», nous confie Alija avec un sourire. Ce jeune garçon s’est porté volontaire pour distribuer des ćevapčići, des rouleaux de viande hachée grillée, sortes de saucisses sans peau. Au milieu de ces gens qui chantent ensemble et des enfants qui jouent à se poursuivre en courant autour du barbecue, on peut apercevoir des réfugiés, accueillis non loin de là dans un village de tentes qui a poussé entre la Grabarska et les terres cultivées.

Ces derniers mois, Velika Kladuša est en effet devenue la porte d’entrée pour des milliers de migrants qui empruntent la route des Balkans. Ils essaient par tous les moyens de rejoindre la Croatie, avant de tenter leur chance dans d’autres pays de l’Union européenne. La plupart sont refoulés brutalement à la frontière par la police croate et slovène. Les migrants qui n’ont pas encore pris la décision d’essayer de trouver un endroit où s’installer dans le camp dorment dans les bois, dans des parkings, dans des immeubles abandonnés; d’autres sont hébergés par des habitants du coin. La nature accueillante et la solidarité de la population locale sont en fait le point fort de Velika Kladuša; c’est ce qui la différencie de villes similaires touchées par la crise migratoire qui a commencé en 2015: des restaurants offrent des repas et des boissons, les supermarchés et les quincailleries accordent des ristournes, des entreprises locales les recrutent. De l’avis de nombreuses personnes interrogées, même la police se montre plus tolérante que dans les pays voisins. Autre exemple: Kod Latana, un restaurant du centre-ville, est devenu une cantine solidaire qui sert deux fois par jour des repas gratuits à table, dans des assiettes en céramique et avec des couverts en inox. «Nous n’attachons aucune importance à l’origine des gens qui viennent frapper à notre porte, nous avons nous aussi été des réfugiés. Tout être humain a le droit d’être accueilli et respecté, en particulier en cas de difficulté», explique l’un des directeurs du restaurant, Asim.

Entraide citoyenne

Même si elle se situe dans l’une des régions les plus traditionnelles et les plus pauvres de Bosnie, la ville est parvenue à se développer économiquement grâce aux envois d’argent d’émigrants de la région qui vivent depuis quelques années en Slovénie, en Autriche et en Europe du Nord. Mis à part la présence dans la région de Médecins sans frontières et de l’UNHCR, qui s’est rendu récemment sur le terrain pour évaluer la situation, le soutien aux réfugiés est majoritairement assuré par quelques bénévoles indépendants, comme Adis, un vétéran de la guerre de Bosnie au grand cœur, qui travaille depuis des années dans les principaux camps de réfugiés des Balkans. Dans la ville, tout le monde le connaît et l’apprécie. En quelques jours seulement, ce petit groupe composé d’habitants de toute l’Europe qui s’est baptisé «SOS Ljuta Krajina Team Kladuša», a installé des douches et s’est débrouillé pour que la municipalité fasse aménager des bains et installe l’éclairage, tandis qu’un ancien abattoir a mis à disposition un entrepôt pour la distribution de vêtements de deuxième main. «C’est la première fois que je fais ça, mais il faut bien que quelqu’un le fasse», explique Adis. Tantôt, les bénévoles s’improvisent médecins et désinfectent les piqûres d’insectes, une plaie pour ces migrants qui vivent dans la boue au milieu des mauvaises herbes. D’autres blessures sont en revanche plus difficiles à soigner, celles dont les migrants sont victimes lors de «mauvaises rencontres» avec la police croate. On aperçoit très souvent des gens qui ont un bras ou une jambe dans le plâtre, quand ce ne sont pas des brûlures de cigarettes sur le corps.

Car la police surveille l’autre côté de la frontière à grand renfort d’hélicoptères et de chiens, sans lésiner sur les moyens. Et les migrants ne sont pas seulement roués de coups: tous confirment la destruction de leur GSM, une façon de supprimer les photos et les données GPS prouvant qu’ils ont été refoulés. D’autres déclarent même s’être fait voler leur argent et leurs affaires personnelles. «Je peux concevoir qu’une personne qui entre ici sans papiers soit renvoyée, mais je dois retourner en Italie. Ma fille de 15 ans vit là-bas. Mon ex-épouse s’est remariée, mais peu importe, je veux juste trouver du travail et prendre soin de ma fille», explique Slimanie, un Marocain de 42 ans qui, comme ses compatriotes, est arrivé en Turquie en avion avant de rejoindre le nord de la Bosnie, par tous les moyens.

Vu la fermeture probable et les risques des routes méditerranéennes, les migrants, même ceux originaires d’Afrique, sont de plus en plus nombreux à tenter la route des Balkans. La présence dans la ville de Libyens, d’Algériens et de Tunisiens en témoigne, de même que celle de cinq jeunes Nigérians, dont Moses, qui porte une grande croix autour du cou.

Réfugiés du monde

Dans le camp, les différentes religions coexistent de manière pacifiste. Les chrétiens sont nombreux. Ils viennent surtout du Pakistan et d’Iran. Parmi eux, Babak, qui vient d’arriver ici avec sa femme et ses trois enfants. «Nous avons déjà essayé à deux reprises de traverser la “jungle”, cette immense forêt le long de la frontière entre la Croatie et la Bosnie, comme l’appellent les réfugiés, mais ils nous ont refoulés. Nous aimerions rejoindre l’Allemagne, car c’est là que vit mon frère». Parmi les musulmans originaires du Punjab, nous apercevons Nanak, un sikh qui porte un grand turban noir autour de la tête.»Je peux conduire un bus, j’ai le permis. J’aimerais aller à Rome. Comment ça se passe pour l’instant en Italie?» nous demande-t-il.

Petra, une jeune autrichienne de 26 ans qui profite depuis trois ans des congés scolaires pour venir en aide aux réfugiés, se rend d’une tente à l’autre pour s’informer des besoins de chaque réfugié: des serviettes pour se protéger de la pluie, des couvertures, des matelas pour dormir, mais surtout, de solides chaussures pour essayer de quitter le pays par les forêts et les prairies. Ensuite, rejointe par Dean, un Allemand de 23 ans qui vient d’arriver et qui compte rester quelques mois à Velika, Petra se rend au centre commercial pour acheter tout le nécessaire.

Si ces achats sont possibles, c’est grâce aux dons de particuliers et d’associations locales. «Nous faisons établir une facture pour tous les achats pour les réfugiés et nous les présentons régulièrement aux donateurs», explique Adis. De temps en temps, des voitures immatriculées en Allemagne et en Bosnie arrivent sur le terrain avec dans leurs coffres des caisses de vivres et de vêtements usagés. Des adultes et des enfants s’amassent d’abord autour du véhicule avant de former une file. Une partie de cette aide est financée par des organisations islamiques locales ou internationales, qui ne semblent toutefois pas faire de différence dans le traitement des réfugiés. «Je n’ai jamais rencontré des gens aussi bons», explique Javed, un jeune Afghan qui a étudié les sciences politiques et qui a collaboré avec une organisation internationale en Suède avant d’être refoulé, une fois son permis expiré.

Et histoires multiples

Les motivations de ceux qui ont fui leur pays d’origine sont des plus diverses. Omran a perdu ses parents lors de l’explosion d’une bombe à Mossoul, d’autres, comme Aaresh, ont quitté le Kurdistan iranien pour des raisons politiques. «J’ai travaillé avec le parti démocratique du Kurdistan iranien comme informaticien. Je gérais un réseau de communication entre membres d’autres groupes kurdes.»
Pour franchir la frontière, certains se tournent vers des trafiquants d’êtres humains, qui les cachent dans un camion contre trois mille euros sans donner de garantie d’arriver à bon port. Uros, un journaliste slovène, explique que le nombre de demandes d’asile introduites en Slovénie a considérablement diminué ces derniers mois, malgré un afflux énorme de migrants. Ce qui confirme que les autorités auraient refoulé des migrants sans évaluer leur situation personnelle et sans en motiver les raisons.

La nuit tombe sur le camp de tentes de Velika Kladuša. Au loin dans la ville, on entend les appels à la prière du muezzin. Adis et d’autres volontaires vont ranger le matériel utilisé pendant la journée. Un drapeau bosniaque est accroché au milieu des tentes. L’employé municipal qui garde le générateur à l’entrée monte sur son scooter pour rentrer chez lui.

Des jeunes Pakistanais ont fabriqué une canne à pêche de fortune avec de la corde et un bac en plastique dans l’espoir d’attraper des poissons dans la rivière boueuse près des champs. Slimanie est parti à la recherche d’un grand sac à dos: «Aujourd’hui, nous tentons à nouveau notre chance. Nous sommes cinq. La dernière fois, nous étions à 20 kilomètres de la frontière italienne quand nous avons été arrêtés par la police.»

Quitter Velika Kladuša, son château ottoman et ses minarets qui semblent toucher le ciel est aussi simple que d’y rentrer. Il suffit d’avoir un passeport européen…