Aujourd’hui directeur du programme « When Authoritarianism fails in the arab world », François Burgat a promené son savoir depuis plus de 30 ans de Damas au Caire en passant par Beyrouth. Il est un interlocuteur privilégié pour approcher l’islam au Proche-Orient.
Espace de Libertés : Du conflit interne syrien à la somalisation de la Lybie, la lecture des conflits est de plus en plus confessionnelle. Instrumentalisation du fait religieux, déformation du regard occidental ou religion nouveau ( ?) moteur des rebellions ?
François Burgat : Non, la religion n’est pas l’unique moteur des rébellions. Un contre-exemple au moins permet de l’affirmer : celui des Kurdes, qui ne se rebellent pas au nom de leur religion (en l’occurrence le même islam sunnite des « jihadistes » qu’ils combattent en Irak) mais bien au nom de leur appartenance ethnique. D’où mon hypothèse, plus large et légèrement différente d’un simple « retour » triomphal « du religieux » : nous vivons une période (le « printemps arabe ») caractérisée par la désagrégation du ciment autoritaire des régimes nés dans le contexte des affirmations postcoloniales. Les citoyens des sociétés concernées par ce bouleversement sont de ce fait à la recherche d’un lien de substitution. En attendant que ne se reconstruisent des institutions politiques modernes susceptibles de les amener à transcender leurs appartenances (ethniques ou confessionnelles) héritées, c’est à celles-là qu’ils se « raccrochent ».
La déliquescence d’une nation forte expliquerait l’émergence de ces autres identités ?
Dans ce contexte ce sont donc effectivement les appartenances immédiatement « infranationales » ou « infra-étatiques » qui reprennent le dessus dans les sociétés du Proche Orient. Si je ne suis plus Syrien ou plus Libyen, qui suis-je ? L’individu, libéré de/ou abandonné par le réconfort du ciment de l’appartenance à un ensemble national créé de façon souvent arbitraire par les Européens et maintenu pendant plusieurs décennies de façon autoritaire se replie sur le niveau inférieur des solidarités possibles. Ce niveau d’appartenance peut être ethnique, comme c’est le cas des Kurdes dans l’ensemble syrien ou de certaines solidarités tribales ou régionalistes, comme c’est le cas en Libye ou au Yémen. Mais une fois prise cette précaution, oui, ce lien alternatif est très souvent religieux.
Le repli sur un lien alternatif autre que national, c’est avant tout le fait de musulmans ?
Disons surtout qu’il n’est pas le fait des seuls « rebelles ». D’autres sont touchés par cette (re)confessionnalisation des appartenances nationales. Malheureusement, ce repli sur des appartenances infranationales est bien sur un vrai recul, cette résurgence du religieux ne touche pas que les acteurs « musulmans ». De façon réactive, l’incapacité des Occidentaux ou des Russes à nouer une relation rationnelle avec l’Autre musulman (dès lors qu’il est pratiquant !) a d’autres ressorts que leur attachement supposé à la laïcité : la gestion émotionnelle du phénomène des « islamistes » met en fait en scène des Occidentaux que j’ai pour ma part eu bien souvent envie de nommer des « christianistes » et, pour certains, des « judaïstes » au sens où sous les dehors de leur affirmation laïque, leur appartenance religieuse interfère aussi bien en politique intérieure que sur la scène internationale.
Nous serions incapables de (ré)inventer une société intégrant différentes facettes identitaires ? De quoi être pessimiste…
Oui, depuis pas mal d’années déjà, je suis sujet à un relatif pessimisme en voyant, au sein de nos sociétés, monter une intolérance qu’aucun des préjudices que nous disons subir de la part de l’Autre (souvent le musulman) ne me semble justifier. Nous sommes, en tant qu’Occidentaux, dans une période certes déstabilisante : nous sortons du confort que nous a procuré pendant un siècle ou deux notre hégémonie, coloniale pour les Européens puis post- coloniale ou « impériale » pour les Américains, politique et économique mais plus encore symbolique, sur le monde. Lorsqu’un rapport de domination prend fin, la partition la plus difficile à jouer n’est pas celle du nouvel émancipé mais bien celle des ex-dominants qui se voient dans l’obligation de « rentrer dans le rang des tribus du monde ». Oui, le problème est bien pour une bonne partie « notre » problème et pas celui de l’autre. Mais nous avons ancré et banalisé dans nos représentations une telle dichotomie (il y a d’un côté des « attentats à la bombe » et de l’autre « des frappes aériennes », le « Jihad » des uns et le « droit à la sécurité des autres », etc.) que nous peinons à nous en apercevoir. « Incapacité à réinventer une société intégrant différentes facettes identitaires. » Votre formule est bonne ! Ajoutons-y une note optimiste : il ne nous est pas demandé de renier nos valeurs, seulement d’accepter que le tronc commun des valeurs universelles –qui existe bel et bien, il n’est pas question de tomber dans le relativisme culturel !– puisse être légitimé, au sein des différents groupes humains, par des références qui ne soient pas empruntées à la seule histoire de la tribu occidentale ! Les exemples ne manquent pas !
De Boko Haram à l’État islamique, est-ce un islam prétexte pour rentrer dans une rébellion anti-impérialiste ? Un islam fondamentaliste, trop bafoué pour pouvoir réclamer une existence de manière modérée ?
Il est bien difficile de vous répondre de façon convaincante en très peu de mots ! Il faut, pour le faire, parvenir à substituer au logiciel simplificateur et trompeur qui établit une causalité automatique entre « islam » et « radicalisme » une chaîne de causalités plus réaliste. Or celle-ci est bien évidemment un peu plus complexe, et donc plus longue, que le logiciel dominant.
Il est devenu très difficile aujourd’hui, dans le monde arabe, de faire de la politique sans mettre le « i » d’islam, dans le nom de son parti.
Il faut d’abord comprendre pourquoi –dans presque tout le spectre politique arabe– ce que j’appelle le « lexique islamique » ou le « parler musulman » (et non la religion musulmane) s’est irrésistiblement substitué à ses prédécesseurs « laïques » de la première génération des indépendances : il est devenu très difficile aujourd’hui, dans le monde arabe, de faire de la politique sans mettre le « i » d’islam, dans le nom de son parti. Il faut ensuite accepter l’idée que ce lexique islamique exprime à peu près toutes les postures politiques, y compris des attitudes modernisatrices et tolérantes. Il y a pas mal d’années déjà, j’exprimais cette idée en disant : « L’islamisme (l’attachement au “parler musulman”) ça va de Erbakan (l’un des prédécesseurs d’Erdogan) jusqu’aux talibans. Ce lexique islamique, qui est (presque) “partout” incontournable dans les sociétés “musulmanes”, est ainsi très logiquement celui, entre autres, des “rebelles” et autres “révolutionnaires” de tous poils. Mais ces rebelles ne deviennent pas rebelles… parce qu’“ils parlent musulmans”. » C’est cette causalité qui est erronée. Un peu comme si on disait que la résistance palestinienne a attendu l’islam du Hamas avant de prendre les armes alors qu’elle a compté parmi ses initiateurs des marxistes aussi bien que des chrétiens et que c’est l’injustice de l’occupation qui l’a fait naître…et non pas les idéologies de ceux qui combattent cette injustice ! Si on y regarde de près, ceux qui s’opposent aux islamistes radicaux ne sont le plus souvent pas des « anti-islamistes » ou des athées mais bien plutôt des “islamistes” qui font une lecture différente, moins littérale, de la même référence religieuse.
Il faut enfin expliquer pourquoi les opinions publiques du monde musulman en général et des groupes radicaux en particulier sont très remontées contre les méthodes qu’emploie l’Occident depuis plusieurs décennies, pour maintenir, directement ou par alliés arabes autoritaires ou israéliens interposés, l’hégémonie un temps coloniale qu’il s’est arrogé sur toute une partie du monde. Ces raisons ne sont pas religieuses mais bien politiques.
Et la laïcité dans ces combats, n’est-elle donc portée par personne ?
Mais les partis islamistes proches du pouvoir ont tous souscrit à des constitutions parfaitement laïques ! Ce qui est vrai c’est que l’alternative radicalement athée, la seule qui trouve en fait grâce à nos yeux, n’est en revanche portée dans le monde musulman que par une infime frange de la société. C’est cette frange que nous avons tendance depuis toujours à surévaluer : ses membres, il est vrai, nous disent (de surcroît dans la langue que nous comprenons) tout ce que nous avons envie d’entendre, à savoir ce désaveu radical et sans nuances de « notre ennemi islamiste commun ». La religion tenant (encore) aujourd’hui dans les sociétés du sud une place très supérieure à celle qu’elle occupe dans les nôtres, cette fascination pour la petite minorité éradicatrice nous coupe malheureusement de l’imaginaire politique de la grande majorité des « autres » musulmans.
François Burgat est politologue, directeur de recherches au CNRS, ancien directeur de l’Institut français du Proche-Orient.