Espace de libertés | Novembre 2018 (n° 473)

Soigner « l’irremplaçabilité » d’autrui – Une rencontre avec Cynthia Fleury


Grand entretien

Le sujet, la nature et la politique font partie de ses thèmes de prédilection. En tant que philosophe et psychanalyste, Cynthia Fleury nous montre comment mener une réflexion critique et de questionnement sur le monde. Car la connaissance et l’existence humaine nourrissent notre esprit et contribuent à notre santé mentale et au bon fonctionnement de la société. Son fil rouge : le souci de l’État de droit comme de soi.


Vous avez écrit : « Personne n’est indispensable, chacun est irremplaçable », est-ce une petite formule qui résume en partie votre démarche intellectuelle sur l’irremplaçabilité ?

Il est important qu’il n’y ait pas de contresens sur la notion d’irremplaçabilité. Il ne s’agit pas d’une conscience de soi-même infatuée, pleine de boursouflures. Nous ne sommes pas l’alfa et l’oméga de la vie des uns et des autres. L’irremplaçabilité renvoie au sens de la responsabilité qui nous incombe. C’est-à-dire que ce qui est à faire, c’est à moi de le faire. C’est ainsi que Jankélévitch, grand philosophe contemporain, nous invite à nous impliquer dans la vie et à considérer que nous ne sommes précisément pas remplaçables. Ce n’est pas parce que quelqu’un peut faire une chose à ma place et le faire aussi bien que moi que je dois utiliser cela comme un alibi pour éviter de m’impliquer, de me responsabiliser. Ce n’est pas un excès mégalomaniaque par rapport à soi-même : personne n’est indispensable, non, mais il nous incombe, il nous oblige en revanche de montrer comment, en nous impliquant dans nos vies individuelles et collectives, nous construisons une relation de qualité avec les uns et les autres. L’irremplaçabilité vient nourrir cette qualité relationnelle.

En tant que clinicienne, je constate que le sentiment de remplaçabilité peut mener à la maladie. Se dire « je ne vaux rien » ou « la personne qui est en face de moi me considère comme un objet ou une marchandise, elle pourrait tout à fait m’échanger, comme un bien » est néfaste. Nous devons mettre en place des relations qui viennent « respecter » l’irremplaçabilité des êtres qui nous entourent. Cela ne concerne pas que les relations d’amour, c’est aussi une question de respect du sujet qui est en face de nous dans la vie quotidienne.

Quand on prend soin de l’autre, on s’adresse à l’irremplaçable qu’il est. Cela vaut également dans les relations sociales, dans la vie de la cité et en politique au sens large.

Comment nous construisons-nous en tant que sujet à travers cette notion d’irremplaçabilité ?

J’ai essayé de tracer trois figurations du « connais-toi toi-même » qui nous permettent d’aller vers plus d’individuation et non pas d’individualisme. Nous essayons de nous construire comme sujet, pas en ayant la certitude de nous-mêmes, ni en « sentant » que nous pouvons nous passer des autres, mais en ayant une conscience claire de notre manque et une démarche découplée du ressentiment, de la frustration. J’ai montré trois chemins parmi d’autres, il n’y a aucune exhaustivité. Construire un sujet est quelque chose de propre.

Quand on prend soin de l’autre, on s’adresse à l’irremplaçable qu’il est.

L’imagination vera, l’imagination vraie, montre à quel point l’imagination est au cœur du réel : elle nous permet de construire le réel de demain. Il faut bien différencier, d’un côté, le réel en tant que puissance d’émergence d’événement, de commencement de l’histoire, et de l’autre côté, la réalité sociale qui est presque du domaine de la fiction, du théâtre, voire souvent un simulacre. Or, on a tendance à mélanger les deux, on pense que le réel et la réalité sociale sont la même chose. L’enjeu est donc de comprendre que notre premier rapport au réel passe par l’imagination, dans le sens où nous allons construire notre sujet, inventer notre rapport au monde.

Le pretium doloris renvoie à la notion de risque à prendre, de prix à payer, de la douleur. Il me paraît important de remettre en avant le caractère radical de la pensée, de montrer à quel point nous sommes des êtres de pensées. Et de ce fait, nous agissons. On a tendance à séparer les deux : d’un côté, ceux qui agissent ne doivent plus penser pour être soi-disant efficaces, et de l’autre, ceux qui pensent sont « planqués », leur théorie ne s’applique pas et n’affronte pas la question du réel dans sa complexité. Ce chemin est sur la ligne de crête entre le penser et le faire et me paraît constituer l’acte philosophique en soi. Ensuite vient la notion essentielle de risque. Pour de très bonnes raisons parfois, les gens s’empêchent de prendre des risques – peur de démissionner, peur de manquer, volonté de sécuriser les choses pour les enfants… – et en perdent leur âme, leur corps, leur santé. Certains risques sont salvateurs parce qu’ils nous permettent précisément de devenir sujets.

La vis comica, la force comique, intervient quand tout est bouché, fermé, quand le sentiment de désolation est absolu, il y a encore un territoire où l’on peut créer un espace-temps : l’humour. On peut à la fois s’échapper et en même temps rester confronté au réel. C’est un terrain de dialogue jusqu’à un certain point avec l’absurde, mais ce n’est pas un lieu du ressentiment. Un des objets essentiels de la vie – humaine comme politique –, c’est la façon de lutter contre le ressentiment. Il met en danger nos sujets et nos sociétés. Les systèmes fascisants, xénophobes en sont la traduction politique.

L’Europe actuelle serait en proie au ressentiment ?

Exactement ! On est en phase de « bouc-émissarisation » et ce, malgré une grande leçon d’histoire sur cela. En tant que philosophe politique et en tant qu’analyste, traquer toutes les ressources à mettre en œuvre pour lutter contre le ressentiment me semble essentiel.

Vouloir devenir remplaçable, comme Eichmann1, c’est une dérive dangereuse ?

Le procès d’Eichmann renvoie aux travaux d’Hannah Arendt et à sa théorie souvent mal comprise de la banalité du mal. Je ne sais pas si Eichmann se considérait comme remplaçable, sans doute pas. À l’analyse de sa correspondance et de ses propos durant le procès, on voit comment il pratique le zèle, qu’il est carriériste au possible, hurle à la mort dès qu’on lui chipe un dossier administratif. On voit très bien les moments où le sujet se réveille dans sa petite vie bourgeoise, quand ses attentes de normalisation et de reconnaissance ne sont pas rencontrées. Mais quand il s’agit de faire l’horreur, le sujet disparaît, la conscience aussi : il s’agit de respecter l’impératif kantien. On voit donc très bien que dans la banalité du mal, il peut précisément y avoir une instrumentalisation de la banalité du mal.  Tenter de faire croire qu’il n’était que remplaçable, c’est ce qu’il a fait en se présentant comme un chaînon, un rouage. « Moi ou un autre, c’était la même chose. »

On retrouve la même dérive dans un autre contexte, pas confronté au réel de la mort physique, mais au réel de la mort sociale : celui des procédures de harcèlement sexuel et moral dans le milieu des entreprises. Il y a des personnes présentes, conscientes, mais qui se mettent tout à coup à faire le dos rond, comme si elles ne voyaient pas ce qui se passe et ne réagissent pas pour aider la victime. C’est quelque chose d’insensé, cela détruit non seulement la vie commune, mais aussi le sujet quand il est en bonne santé mentale. Se mettre en « pilotage automatique » pour faire une action, pour ne pas la penser, ne pas la critiquer parce que si nous la pensions, la critiquions, nous ne la ferions pas, c’est une stratégie de défense basique. Cela tient quand c’est temporaire, mais pas sur la durée. Aujourd’hui, la précarité de nos modes de vie nous fait entrer dans des systèmes de pilotage automatique de nous-mêmes. Si nous sommes en bonne santé mentale au début, nous tomberons malades. C’est ce qui est paradoxalement intelligent de la part du corps et la raison : on tombe malade pour montrer qu’on était en bonne santé. Si on est psychotique dès le départ, il n’y a pas de problème : on est un petit poisson dans l’eau et on va très bien fonctionner. Mais ce n’est pas viable à terme. Et cela devient absolument dramatique en politique, car cela ronge véritablement l’État de droit de l’intérieur. L’État de droit n’est revitalisé précisément que par des individus sujets qui se ressentent sujets et qui font donc l’expérience d’une certaine forme d’irremplaçabilité. L’État de droit, en retour, consolide les sujets qui, eux-mêmes, viennent de nouveau l’alimenter, le réformer, le changer, etc.

Vous avez évoqué le soin apporté à l’espèce humaine, pourquoi est-ce aujourd’hui si important d’apporter du soin à la nature, au non-humain?

La première des choses qui est sans doute l’objet du soin lui-même, c’est le fait d’habiter le monde et en l’occurrence d’habiter la terre pour nous, humains. Il faut comprendre qu’il y a une solution de continuité entre le monde et nous. Le monde n’est pas directement et spontanément habitable, il est habitable parce que nous lui avons porté attention pour qu’il puisse accueillir « l’humanisme » qui est le nôtre, et pas simplement les humains. Je différencie grandement les humains qui pullulent et l’humanisme, c’est-à-dire ce que nous essayons de construire : la question sociale, l’État de droit, un rapport égalitaire entre les uns et les autres, etc. Lorsque l’État de droit est défaillant, plus les conflits liés aux ressources naturelles sont forts, plus cela renforce les inégalités économiques et sociales. Il y a une espèce de terrible boucle de renforcement des vulnérabilités à partir du moment où l’économie produit des externalités négatives, c’est-à-dire le pillage de la nature et des hommes aussi d’une certaine manière. Marx disait déjà cela : l’exploitation de l’homme et l’exploitation du sol, de la terre est la même exploitation. Pour avoir une pleine conscience de lui, un homme a besoin d’être en lien avec cet ensemble du vivant. Il doit maintenir son exceptionnalité : il n’est pas tout à fait comme tous les autres vivants, mais il fait en même temps partie de ce vivant. Kellerte appelle cela la biophilie : pour me sentir bien moi-même, j’ai besoin de comprendre ce que je fabrique ici et quel est mon lien aussi avec la nature. Les expériences de nature nous constituent en tant qu’êtres humains, elles améliorent notre éthique parce qu’elles nous font avoir un rapport beaucoup plus respectueux avec la nature. Toutes ces questions font que la nature est en fait absolument indissociable quand on s’interroge sur la construction d’un sujet et de nos sociétés. La question de la nature est systémique, c’est le terrain de jeux, si j’ose dire, aujourd’hui de toute personne qui réfléchit sur l’État de droit et sur la construction du sujet. Le lien à la nature est absolument constitutif de notre bien-être.


1 Criminel de guerre nazi qui a fui en Argentine et a finalement été capturé et jugé à Jérusalem en 1961. Il a fondé sa défense sur l’affirmation de n’avoir rien fait d’autre que « suivre les ordres », NDLR.