Projet d’hébergement, d’information et d’accompagnement conçu par des femmes pour les femmes, la Sister’s House a été mise en place par la Plateforme citoyenne de soutien aux réfugiés afin de répondre à la spécificité du parcours migratoire des femmes. Il s’agit d’un lieu non mixte, où l’on est sensible au genre, qui fonctionne grâce à l’enthousiasme d’environ 150 bénévoles.
Fin novembre 2020, la « Sister’s House 3.0 » a ouvert ses portes dans un bâtiment en plein centre-ville de Bruxelles. L’espace, quelque 1 600 m2, est immense, comptant neuf chambres-dortoirs équipées de lits superposés garnis de couettes aux motifs naïfs, mais aussi un salon chaleureux aménagé avec de jolis canapés, des coussins, des tapis colorés et égayé de plantes vertes offertes par un fleuriste solidaire. En fin de journée, les femmes venues d’Érythrée et d’Éthiopie s’y installent et invitent les occupantes du lieu à la cérémonie du café, qu’elles préparent selon la tradition. Les murs sont décorés des dessins réalisés lors des ateliers du samedi. L’adresse n’est jamais communiquée publiquement et, pour pouvoir y trouver refuge, les sisters doivent nécessairement se faire enregistrer au hub humanitaire de la rue du Port.
Affronter l’exil grâce à l’entraide, permet de tenir le coup dans ce long parcours semé d’embûches. © Adriana Costa Santos
L’idée de la Sister’s House est née dans le sillage de quelques ombres timides se faufilant au parc Maximilien à Bruxelles parmi des centaines d’hommes, jeunes ou moins jeunes. Un an auparavant, en septembre 2017, en réaction au durcissement de la politique migratoire et à la répression à l’égard des exilés présents sur le territoire belge, la Plateforme citoyenne de soutien aux réfugiés s’était lancée dans l’organisation de l’hébergement citoyen. Depuis, chaque soir dans ce même parc, des volontaires portant des white jackets1 organisent la mise à l’abri de centaines de personnes en faisant concorder les offres d’hébergement et la disponibilité des drivers ou « taxitoyens », qui conduisent les exilés dans leur famille d’accueil pour une ou plusieurs nuits, parfois jusqu’à Liège ou à Tournai. Quand, vers minuit, il n’en reste que quelques-uns à mettre à l’abri, la frustration et l’espoir se mêlent de façon palpable. Les white jackets lancent alors un dernier appel, mentionnant le décompte et, parfois, le « miracle » se produit. On peut lire alors sur le groupe Facebook de la Plateforme un message nocturne plein de joie, de soulagement et de fierté : « Le parc est vide ! »
Plus invisibles et vulnérables
Adriana Costa Santos, qui a coordonné le pôle hébergement de la plateforme pendant cinq ans, constate que « dans le parcours migratoire, les femmes sont encore plus vulnérables et plus invisibles que les hommes. Elles sont victimes de violences liées au genre : viols, domination patriarcale, mutilations génitales… Les structures d’accueil classiques sont organisées de façon “neutre”, ce qui dessert généralement les femmes. La majorité de celles qui viennent ici sont sans-papiers. Elles ne peuvent pas porter plainte ou risquent d’être privées de leur liberté en tentant de faire valoir leurs droits. Dans l’équipe du parc, on s’est rendu compte que les femmes étaient très méfiantes et qu’elles avaient peur d’être mises en danger. Leur accompagnement est pour la majorité des cas lié à la santé sexuelle et reproductive, mais un accompagnement médical, juridique ou psychologique ne peut se faire correctement sans un hébergement non mixte, gage de sécurité. Dans un lieu de confiance tel que celui qui a été créé, on peut répondre à beaucoup d’autres besoins en tenant compte des conditions spécifiques du parcours des migrantes. À partir de la Sister’s House, on peut jeter des ponts vers d’autres espaces comme un hôpital, un centre de santé mentale, le SISA, service socio-juridique de la Plateforme… ».
Partager un repas, entre « sisters », ça crée des liens. © Adriana Costa Santos
Près de 800 femmes accueillies
La nuit du 3 novembre 2018, une première Sister’s House a été créée dans deux appartements mis à la disposition de la Plateforme par la commune d’Ixelles. Elle pouvait accueillir 26 femmes dans deux fois 60 m2, mais n’était accessible que la nuit, et le dimanche, instauré jour des lessives par la force des choses. C’est que, à crapahuter sur les aires d’autoroutes les nuits de try 2, on se salit, forcément. « Quand on a ouvert la Sister’s House, on connaissait quinze femmes au parc. Quelques jours après, on en a rencontré une soixantaine. Elles disaient être à Bruxelles depuis plusieurs mois parfois. Mais elles passaient toujours sous les radars. Avec le back-up familial, chaque soir, 68 femmes étaient mises en sécurité. » La deuxième Sister’s House, ouverte à Etterbeek dans le cadre du premier confinement imposé par la crise sanitaire, avait une capacité de 45 personnes sur 500 m2. L’actuelle Sister’s House est un bâtiment prêté par un propriétaire privé pour 18 mois minimum, le temps pour ce dernier d’obtenir un permis d’urbanisme. Depuis fin novembre, elle peut accueillir jusqu’à 80 sisters en même temps.
Une autre version de la Belgique
Depuis la première nuit de novembre 2018 jusqu’à fin janvier 2021, 760 femmes ont fait halte dans la Sister’s House. L’info à son sujet se transmet par le bouche-à-oreille, de manière parfois inattendue. Pascale, une bénévole, confie très émue qu’une réfugiée venue du Burundi a entendu parler de la structure bruxelloise dans un centre d’accueil mixte de Briançon (France), où les hommes importunent souvent les femmes. « Que l’on soit connues si loin, qu’il y ait un véritable réseau, c’est waouh ! » Une Éthiopienne présente en Belgique depuis un mois en a entendu parler par une amie ayant réussi son passage en UK. Elle a aussi connu un camp grec et la « jungle de Calais », mais nulle part ailleurs qu’en Belgique elle n’a rencontré un tel mouvement de solidarité citoyenne. Au cours du repas préparé par ses sœurs, entre deux bouchées, elle tente d’en savoir plus sur la Sister’s House qui l’abrite depuis peu. Pour Adriana Costa Santos, « au-delà des empêchements administratifs et légaux ou des difficultés pour ces femmes de faire confiance à un État qui organise des rafles et des centres fermés, le fait d’être mises en contact avec des citoyens et des citoyennes leur permet de percevoir une autre version de la Belgique ».
Des « Sista Talk » pour s’approprier la maison
Les sisters désignent autant les femmes hébergées que les bénévoles présentes 24 heures sur 24, sept jours par semaine. Environ 150 bénévoles de 18 à 68 ans assurent les permanences organisées en cinq tranches horaires. Elles ont répondu aux appels lancés sur Facebook – dans un groupe qui réunit plus de 2 300 personnes – ou ont suivi des amies ou collègues déjà mobilisées sur l’un ou l’autre dispositif de la plateforme.
Parmi ces bénévoles, Roxane, maman de trois enfants, dont un bébé né en avril dernier. Elle a commencé à accueillir des migrants en novembre 2017, avec une frénésie dans laquelle elle a failli s’oublier. Entre-temps, ils sont entre 50 et 60 à avoir déjà passé la nuit dans « la chambre des invités » et quatre ou cinq ont gardé le contact. Pour les hébergeurs et les hébergeuses, il est difficile de ne pas s’attacher à ces personnes au parcours à la fois si tragique et si courageux. Ni de trembler pour elles, chaque fois qu’elles reprennent la route pour tenter d’atteindre l’Angleterre. En voyant cinq ou six filles quitter la Sister’s House pour rejoindre le lieu de try, Roxane sent les larmes lui monter aux yeux. Elle sait à quel point la violence règne sur les parkings. En particulier envers les femmes.
La clé pour la Sister’s House, la clé pour un toit. © Adriana Costa Santos
Chaque soir, à 18 h 30, toutes les sisters présentes se réunissent dans l’immense salon pour prendre part au Sista Talk afin de former les équipes chargées respectivement du repas et du nettoyage. « Les sisters sont invitées à s’approprier la maison de façon collective, de manière à quitter la position d’assistées pour devenir actrices du projet », explique Adriana. Pendant que les cuisinières du jour s’activent à préparer le repas vespéral, les autres sisters profitent du WiFi pour contacter leurs proches ou bien, assises dans de confortables canapés, elles se font les ongles ou se coiffent mutuellement. Comme le feraient des sœurs en sécurité dans leur maison.
1 Les bénévoles qui font le lien entre les hébergeurs et les personnes à mettre à l’abri depuis le parc Maximilien portent des survêtements blancs reconnaissables au flocage qui reprend les couleurs de la Plateforme. Avec la crise sanitaire, un système de maraudes a remplacé l’organisation.
2 Tentative de rejoindre l’Angleterre, habituellement simplement appelée UK.