Espace de libertés – Novembre 2017

Sous les verrous, la maltraitance


Dossier

Maltraiter un être humain est un affront à la dignité. En la matière, le système d’enfermement belge est dans le box des récidivistes. Surpopulation, internés psychiatriques en prison, traitements inhumains… La Belgique tarde à se racheter une conduite.


« Un vrai pourrissoir! Une honte! » Delphine Paci, présidente de l’Observatoire international des prisons (OIP), ne mâche pas ses mots lorsqu’on la lance sur la situation pénitentiaire belge. Ce qui la met particulièrement hors d’elle, c’est la présence d’encore 780 internés psychiatriques en 2017 parmi les 10.600 prisonniers qui peuplent nos 35 prisons. « Ces malades mentaux devraient être pris en charge ailleurs », confirme aussi Maïté De Rue, experte du Comité de prévention de la torture (CPT) du Conseil de l’Europe. « La Belgique a été plusieurs fois sévèrement condamnée par la Commission européenne des droits de l’homme, encore en 2016 par un arrêt-pilote. Mais peu suivi d’effet. » Ce problème structurel belge n’est même pas nié par la Direction générale des établissements pénitentiaires. Seulement nuancé dans son dernier rapport par le fait que cette population uniquement en prison pour raison de troubles mentaux est passée – grâce à l’ouverture de deux Centres de psychiatrie légale à Gand, Anvers…– de 1200 à 750 personnes… en quatre ans. Quatre années de maltraitance de plus à inscrire dans la déjà longue liste des traitements inhumains et dégradants imputés à l’univers carcéral belge.

La Belgique manifeste très peu d’énergie à s’amender puisque les condamnations n’ont aucune force contraignante.

Malmenés par l’homme et par le système

Mais au fait, quelle maltraitance? « Elle est multiple, constate Maïté De Rue, l’experte du CPT. Il y a la physique, administrée par l’autorité et/ou les codétenus. Et il y a l’institutionnelle, liée aux conditions déplorables de détention dans des espaces exigus, insalubres, à l’hygiène catastrophique, accentuée par la surpopulation généralisée de nos prisons et aggravée par l’absence de services minimums garantis (douche, repas, visites, promenades, soins) en situation de grèves du personnel. Celles du printemps 2016 ont dramatiquement mis en relief cette lacune avec le décès de deux détenus. » Suite à cet épisode, le CPT a émis une déclaration publique cinglante enjoignant à la Belgique de trouver « une solution rapide et adéquate à ce problème d’une gravité exceptionnelle et intolérable dans un État membre du Conseil de l’Europe ». La semonce est loin d’être la première injonction mettant la case prison belge au ban international. Mais la Belgique manifeste très peu d’énergie à s’amender puisque les condamnations n’ont aucune force contraignante. « Le droit international ne fonctionne que si l’État s’y soumet. Aucune instance internationale ne peut forcer la Belgique à résoudre ses dysfonctionnements carcéraux portant atteinte aux individus », soupire Delphine Paci, la responsable de l’OIP.

Les lacunes de la prévention

Mais si aucun organisme externe n’a d’emprise sur la situation, pourquoi ne pas en créer un en interne? « On vous dira bien qu’il existe une commission de surveillance dépendant du ministère de la Justice. Mais ce système est totalement insatisfaisant. Ces commissions (une par prison), composées de bénévoles amateurs, sont à la fois en charge de la surveillance, de la médiation et d’éventuelles plaintes. Ce qui induit des conflits d’intérêt et d’attitudes envers les directions », analyse Manuel Lambert, conseiller juridique de la Ligue des droits de l’homme.

Un mot magique redonne pourtant espoir aux acteurs en lutte contre la maltraitance sous nos latitudes: le Protocole facultatif à la Convention de l’ONU contre la torture, dit OPCAT. Initié par l’ONU, il désigne un mécanisme national de prévention des traitements inhumains et de la torture que chaque État active via la création d’un organe indépendant et professionnel. Organe avec de vrais pouvoirs coercitifs et une liberté d’accès totale à tous les lieux de privation de libertés (voir encadré). La Belgique a signé la Convention de l’ONU contre la torture mais… n’a toujours pas ratifié son protocole additionnel OPCAT, prenant prétexte de la complexité institutionnelle belge dont les structures de privation de libertés dépendent à la fois du fédéral, des régions et des communautés…

Ce climat carcéral pathogène percole même vers les centres fermés.

Un vase clos qui fait fi de la dignité

© CostEt la Belgique de se retrancher impunément dans son vase clos propice aux maltraitances physiques et psychologiques perdure. Ce climat carcéral pathogène percole même vers les centres fermés où sont parqués migrants et personnes sans titre de séjour, dans des environnements parfois aussi « risqués » qu’en prison. « Alors qu’il y a un distinguo de taille », relève Maité De Rue de l’OPT européen, « les personnes en centres fermés ne sont pas auteurs d’infractions. Les standards européens prescrivent aussi que de tels centres ne peuvent s’apparenter visuellement ou matériellement à un univers carcéral et que le régime de vie doit y être plus souple et libéral. » Pourtant, des gens y sont reclus pendant des mois sans sortir et parfois gavés de médicaments, soumis à des fouilles, des humiliations, de l’isolement… Une tendance inquiétante surtout si on se réfère à la notion d’ »institution totale » du sociologue Erving Goffman à propos de la prison: complètement fermée, maître et décisionnaire de tous les aspects de vie du détenu. Un monde total et hermétique propice à toute situation de dérapage. « Un contexte dangereux surtout quand le personnel est insuffisant et manque de formation, une réalité frappante en Belgique, d’où une difficulté à gérer ses peurs et ses fantasmes », note l’experte européenne Maïté De Rue.

Cesser de nourrir le terreau des maltraitances

Face à ce statu quo belge délétère, de plus en plus de voix s’élèvent pour changer le paradigme carcéral actuel dont la seule réponse est la création de nouvelles prisons, à leur tour surpeuplées. « C’est une vision totalement binaire, réductrice et vaine, déplore le conseiller à la Ligue des droits de l’homme, Manuel Lambert. Ce n’est pas un problème de places mais un problème de système pénal qui fait que de plus en plus de gens rentrent en prison, pour des durées de plus en plus longues, et de moins en moins en sortent suite à la diminution drastique des libérations conditionnelles. On peut construire toutes les prisons qu’on veut, à criminalité égale, on manquera toujours de places. » Et on cultivera le terreau des maltraitances.

« Il faut que cela change vraiment, enjoint Delphine Paci, présidente de l’OIP. N’importe quel enfermement est déjà une violence. Ce qui est condamnable, c’est la violence, et la maltraitance qui s’y ajoute. Cela vaut la peine de réfléchir à l’utilité de l’univers carcéral. » Changer de prisme, faire évoluer les mentalités et « ouvrir les prisons, plaide Maïté De Rue. Non pour laisser filer les détenus mais pour permettre à davantage de regards extérieurs, notamment de la société civile, d’y entrer. Il est nécessaire aussi de réfléchir au sens de la sanction. Les États qui ont réussi à inverser la courbe de la (sur)population carcérale et de ses effets pernicieux sont ceux qui ont eu une prise de conscience collective de l’inanité à entasser des gens dans des prisons. » C’est en effet le cas de la Suède qui affiche seulement 4000 condamnés sous les verrous dans des unités « à taille humaine où ils sont traités dans la dignité ». Douze mille autres purgent leur peine (moins lourde) hors des prisons. Avec pour tous en bout de peine un « sas de sortie », accompagnement progressif des prisonniers vers la liberté. Loin de la maltraitance