Espace de libertés – Février 2018

Splendeurs et misères de la radicalité


Dossier

De tout temps, des mouvements radicaux se sont nourris des exigences non satisfaites de la société. Certains ont réussi. D’autres ont échoué. Pourquoi? Du djihadisme à Mgr Lefebvre et à l’anarchisme terroristes, éléments d’analyse.


Lorsque nous entendons les mots « radicalisme », « radicalisation » ou « radicalité », nous pensons aujourd’hui fatalement à l’État islamique, au terrorisme, à une violence extrême, au rejet des valeurs de l’Occident. Selon certains, cette radicalisation-là serait condamnée l’échec. L’État islamique est une « organisation terroriste en fin de cycle », estime par exemple Rik Coolsaet dans un récent rapport publié par l’Institut Egmont. Le politologue de l’Université de Gent, spécialisé en relations internationales, ne se contente pas de dire que Daesh mourra parce qu’écrasé sous les bombes de ses ennemis. Il estime que l’émergence du groupe a répondu à un besoin, mais qu’en dépit de la lutte armée il n’a pu le satisfaire ef cacement. Rik Coolsaet fonde sa thèse sur une série de rencontres avec des acteurs de l’antiterrorisme, mais aussi sur l’étude de mouvements antérieurs réputés « durs », comme l’anarchisme du XIXe siècle.

« Je reprends l’exemple du terrorisme anarchique qui est vraiment, selon moi, le meilleur point de comparaison avec le djihadisme. Autour de 1900, cette vague de terrorisme a commencé à s’essouffler avec l’émergence des syndicats qui a attiré énormément d’activistes. Ils représentaient une alternative permettant aux ouvriers – considérés comme des citoyens de seconde zone – de canaliser leur frustration. À ce moment-là, la voie de la violence politique est devenue inutile », affirmait Rik Coolsaet dans Le Soir du 2 octobre dernier. Il ajoutait: « Les petits criminels vont continuer leurs trafics de drogues ou d’armes. Il ne faut pas se leurrer. Mais je crois vraiment qu’on va vers un essoufflement de la dynamique djihadiste. »

L’analyse de Rik Coolsaet n’a pas convaincu ceux qui pensent que la dynamique de Daesh survivra en dépit de la destruction de l’organisation elle-même et de la disparition de son califat. De là surgissent plusieurs questions. Quelles sont les conditions de réussite et d’échec d’une radicalité et de ses expressions politiques – au sens où elles influent sur la vie de la cité? Et s’il y a échec, ses idées sont-elles fatalement destinées aux poubelles de l’histoire?

Motu proprio

Dans un tout autre genre, la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X créée en 1980 par Mgr Marcel Lefebvre a elle aussi aligné succès et déceptions. Cette dissidence de l’Église catholique de Rome a profondément bouleversé les esprits dans un premier temps. En 1988, Mgr Lefebvre a marqué un grand coup en consacrant quatre évêques sans l’aval du pape Jean-Paul II, ce qui lui valut d’être excommunié. La manœuvre lui permit de rassembler davantage autour de lui ses partisans les plus acharnés. Mais aussi de faire fuir les hésitants.

Car la success-story lefebvriste s’est subitement étiolée avec le motu proprio « Ecclesia Dei ad icta » qui a confirmé la « grave peine de l’excommunication ». Le mouvement a également pâti de la montée d’une nouvelle génération dans l’Église de France ainsi que de la mort de Marcel Lefebvre survenue en 1991. La disparition du leader charismatique », tel que l’a défini autrefois Max Weber, a plombé durablement la fraternité. Cette descente aux enfers ne s’est pas arrêtée là. Sur la scène politique, le mouvement lefebvriste a perdu gros avec les déboires qu’a connus Bruno Gollnisch au Front national. Il s’est retrouvé privé de la caisse de résonnance du FN. Avec pour conséquence que sa radicalité a perdu de son attrait comme l’a démontré le retour de prêtres traditionalistes dans le giron de l’Église de Rome.

La perte de visibilité d’un mouvement radical ne signifie pas nécessairement sa disparition

Bien sûr, la perte de visibilité d’un mouvement radical ne signifie pas nécessairement sa disparition. Il y a 20 ans, les « sectes » (un mot fourre-tout) engendraient craintes et inquiétudes en Belgique. Au point qu’un centre fut chargé de l’étude du phénomène des organisations sectaires « nuisibles ». Ainsi naquit en 2000 le Centre fédéral d’information sur les sectes (Ciaosn). Depuis, les sectes font moins peur. Au point que l’on peut se demander si leurs exigences « spirituelles » ne se sont pas diluées dans le bain des idées communes. Ou si celles-ci ne sont pas tout simplement barrées dans les esprits par l’omniprésence de l’islam radical.

« Sous le radar »

En novembre dernier, le CIAOSN apportait une réponse très différente à ces questions. Un grand nombre de phénomènes sectaires passeraient en réalité « sous le radar en raison d’une approche purement pénale ». Les sectes n’ont pas disparu, au contraire. Mais elles sont plus discrètes, moins repérables. « De plus en plus de petites communautés émergent un peu partout en Belgique autour de valeurs religieuses et s’intéressent principalement aux médecines alternatives », peut-on lire dans le dernier rapport du Centre. Les mouvements sectaires continuent en réalité de sévir, particulièrement dans le secteur de la santé. Cet exemple démontre qu’une forme de radicalité peut perdre en résonance sans pour autant diminuer en puissance pourvu qu’elle s’adapte au contexte du moment. Ce n’est pas parce qu’elle n’occupe pas l’espace médiatique qu’elle n’existe pas.

A contrario, combien de mouvements radicaux n’ont pas disparu corps et biens au cours des siècles? Parce qu’ils ont été écrasés par l’autorité en place. Parce qu’au contraire, celle-ci les a intégrés, comme ce fut le cas pour les disciples de Jésus dans la Rome de Constantin. Ou, parce que tout simplement, ils sont apparus obsolètes, démodés, incapables de répondre aux aspirations de ceux qui les avaient momentanément rejoints.

Dans ses recherches consacrées à l’islam radical, le sociologue des religions Felice Dassetto a fatalement croisé les conditions qui assurent la réussite ou, au contraire, entraînent l’échec des mouvements radicaux. « Elles sont un peu différentes selon que l’on a affaire à l’islamisme radical ou aux communistes des années 1960 et 1970, par exemple, mais le processus est le même. Les mécanismes d’adhésion sont similaires dans tous les cas », analyse le professeur émérite de l’UCL. L’adhésion ne suffit toutefois pas. Il faut aussi compter sur l’acceptation des moyens d’action par les soutiens potentiels. « Ainsi, dans le contexte sunnite, le terrorisme laisse perplexe l’islamisme radical. Le terrorisme est généralement condamné, contrairement au djihadisme qui réside dans l’action menée sur le terrain des combats. Après le 11 Septembre, l’acte terroriste qui a conduit à la destruction des tours du WTC a fait l’objet d’une condamnation générale. Mais celle-ci ne portait pas sur ses auteurs. Car l’islam sunnite tente de préserver l’unité des fidèles. Personne ne peut dire de quelqu’un qu’il est un mauvais musulman… »

© Olivier Wiame

« Perplexité » face au califat?

Cette « perplexité » à l’égard du terrorisme s’accompagne d’une circonstance aggravante dans le cas de Daesh. Une circonstance susceptible de limiter à terme l’expansion du groupe s’il n’avait été largement détruit auparavant par les bombes de la coalition arabo-occidentale en Syrie et en Irak. « Daesh, explique Felice Dassetto, a commis l’erreur du point de vue musulman de créer un califat. Personne n’avait osé le faire depuis la chute de l’Empire ottoman. Même pas les talibans. Se proclamer calife, c’est se donner la prétention d’être dans la continuité prophétique. »

Ultime erreur: « Daesh a eu tort d’instituer son radicalisme sous la forme d’un État, poursuit le sociologue louvaniste. La force du radicalisme est de rester en marge, d’être dans la protestation, non dans l’institutionnalisation. Le sunnisme cherche bien à maintenir une société patriarcale, une sorte de sécurité sociale pour une population fragile. Mais il n’y a rien d’autre. »

« Le radicalisme a intérêt à rester dans les catacombes en attendant un stimulant qui peut le pousser plus loin », dit encore Felice Dassetto. Comme un champignon, il aime l’obscurité du secret et la chaleur des passions. Quand il arrive à maturité, il n’a souvent que peu de temps pour disséminer ses spores. En espérant qu’ils lui survivent.