Espace de libertés – Mai 2015

Arts
Sorte de mélange pas du tout contre nature entre rat des villes et radar des plaies de l’urbanité, Emmanuel Bayon, alias Manu Tention, se définit comme une sorte de «soigneur urbain». Qui arpente les villes pour littéralement en panser les blessures, au cours d’actions-réparations aussi pratiques que poétiques.

Ce sont de grandes opérations de déambulations urbaines que mène l’artiste Manu Tention, originaire du nord de la France, mais très actif en Belgique aussi. Entre repérage de fissures, de manques, de trous… qu’il s’efforce de combler. Mais pas n’importe comment! À partir de bois de palette peint en rouge, il bricole des installations éphémères qui viennent à la fois révéler et réparer la ville. Le rouge, comme un rappel du danger de l’indifférence de l’usager face à son environnement. Le rouge, aussi, de la Croix-Rouge, comme un médecin de l’espace public.

Car c’est bien là que se niche la principale différence entre notre gaillard et d’autres artistes qui s’approprient la ville, de Banksy avec son street art passé à la postérité à Invader qui ressuscite les monstres du jeu vidéo des années 70 «Space Invaders» à l’aide de carrelages qu’il colle dans les recoins les plus improbables, et de préférence inaccessibles: Emmanuel Bayon (pour l’état civil), lui, combine l’utile à l’agréable. «Je me balade souvent en rue… je marche… je réfléchis, explique-t-il. Et c’est au fil de ces errances que j’ai remarqué pas mal de trous dans le sol, des pavés manquants, des choses qui manquaient dans l’infrastructure urbaine. C’est alors qu’est venue l’idée de réparer. Ensuite est venue celle de travailler avec le bois, d’en faire mon matériau fétiche.»

Du mercurochrome pour plaies urbaines

«Au cours de mes études à l’Académie des Beaux-Arts de Tournai, j’avais réalisé une installation consistant en une rampe d’accès pour personnes handicapées. Elle avait été fabriquée à base de matériaux de récupération. Et notamment des palettes, que j’ai décidé de ne pas jeter ensuite. Voilà comment j’en suis arrivé à réutiliser les cubes que l’on trouve sur les palettes. Pour les faire vivre, les laisser prendre forme en tant que pavés avec une signalétique qui est le rouge: celle du danger, la Croix-Rouge, la demande d’attention, de vigilance… Le choix du rouge n’a donc rien à voir avec une quelconque coloration politique.»

Car, pour Manu, la priorité est ailleurs que dans l’idéologique. Elle est avant tout d’aspect pratique et remue-méninges. «En fait, je dirais que je pratique surtout des interventions d’utilité publique. Qui dénoncent aussi, tout au moins en partie l’inaction des autorités. Mes interventions mettent en avant les choses qui demandent un entretien. Mais ce n’est pas là mon idée première! Ce n’est pas le tout d’aller pointer les villes, pour en révéler les endroits qui méritent réparation avec un air de donneur de leçons. La conception et la poursuite de mon projet consistent bien à sécuriser l’endroit et à le réparer. Tout en attirant aussi le regard des gens sur le monde urbain qui les entoure. Pour les pousser à la réflexion au sujet de leur environnement.»

Le tout en rendant hommage à ses quelques maîtres à penser, qui ne sont pas des pistes à suivre absolument. Mais de solides influences quand même. «Je pense entre autres à l’architecte japonais Shigeru Ban. Connu notamment pour ses constructions à base de tubes de carton fort, destinées par exemple à devenir des habitations temporaires pour réfugiés après des catastrophes naturelles. Sa particularité –et c’est ce trait d’intervention qui m’intéresse dans le personnage– est qu’il reconstruit. Sa technique consistant à utiliser énormément de matériaux qu’il récupère dans les usines. Je trouve cela assez noble comme travail. Dans un autre registre, j’admire aussi le plasticien japonais Tadashi Kawamata qui, dans les années 80 à Paris, fabriquait des petites maisons sous les ponts. Il travaillait aussi énormément le bois sous toutes les formes, créant des sculptures, certes très esthétiques. Mais qui, finalement, n’avaient aucune fonction particulière. Je me retrouve assez bien dans la forme et le style de ces organisations désorganisées.»