Espace de libertés – Janvier 2016

Un tableau noir dans la salle à manger


Libres ensemble

Une interview de Johanna de Villers avec Charles Pepinster (1)

Sur la place de Buzet, près de Floreffe, une maison de village pas comme les autres –jadis octroyée à l’instituteur comme logement de fonction– accueille les enfants en âge d’apprendre. École, mais surtout lieu de vie et d’éducation, la Maison des Enfants incarne une révolution pédagogique.

Espace de Libertés: La Maison des Enfants existe maintenant depuis plus de 20 ans, d’où est venue cette idée d’école différente?

Charles Pépinster: En avril 1992, un comité de quartier de Buzet (Floreffe) a demandé au bourgmestre André Bodson de rouvrir l’école communale fermée depuis 17 ans. Celui-ci s’est adressé à moi en tant qu’inspecteur cantonal. J’ai indiqué que je voulais bien la rouvrir le 1er septembre. J’ai alors pris ma retraite pour devenir instituteur bénévole, étant assuré de pouvoir réaliser l’école de mes rêves en classe unique tout en respectant la législation scolaire (2).

Quelles en sont les grandes spécificités pédagogiques?

Dès le 1er septembre 1992, aidé par deux enseignants rémunérés, j’ai tenté d’appliquer les principes suivants à 28 élèves de 6 à 12 ans, principes/notions/valeurs que j’ai en partie inventés mais aussi glanés, en les adaptant, surtout dans l’analyse institutionnelle et l’éducation nouvelle au cours de nombreux stages «bousculants» (je viens d’un enseignement qui cultive la tradition). Voici donc ces éléments de base, les fondations de cette école publique nouvelle: créativité, solidarité, place au travail de groupes, non-violence, dialogue, intérêt, concertation, confiance/bienveillance, simplicité, liberté, divergence, audace, culture, nature, poésie, musique, place du corps, jeux coopératifs, débats, visites, accueil, exposés interactifs, correspondance scolaire, ordinateur, bibliothèque, langues. Comment? En essayant de passionner (mes débuts furent laborieux) tous les enfants par des recherches solidaires en étude du milieu, maths, sciences, etc., mais en éradiquant les facteurs de compétition, de stress, d’ennui… Donc: plus de punitions ni de récompenses, plus d’examens notés ni de bulletins chiffrés (donc pas de dénonciations aux parents), pas de fichiers individuels –ni de contrats de travail, ni de ceinture de judoka, ni de célébrations ésotériques–, libre circulation et libre accès au centre de documentation géré par les enfants, récréations libres, collaboration avec la maternelle, devoirs libres au choix, pratique du portfolio, projets surtout à caractère social, chef-d’œuvre pédagogique remplaçant à 12 ans les examens cantonaux uniformisés et scolaires sans culture (ancêtres du regrettable CEB qu’on a osé rendre obligatoire), musique, théâtre, sorties, contacts avec le voisinage et les médias, réunions de parents dynamiques, conseils de classe pour organiser ensemble les apprentissages journaliers, usage de la boîte à disputes/discutes pour régler les chamailleries.

La Maison des Enfants tente aussi de redonner le goût d’apprendre à des élèves ayant connu des échecs dans l’enseignement conventionnel.

Boris Cyrulnik parle de votre école comme celle qui répare les enfants abîmés, dans quel sens?

La Maison des Enfants tente aussi de redonner le goût d’apprendre à des élèves ayant connu des échecs dans l’enseignement conventionnel grâce à l’application opiniâtre des principes cités plus haut. L’apprentissage réussi est en effet thérapeutique: il reconstruit peu à peu, chez beaucoup d’enfants, l’estime de soi perdue dans une institution qui glorifie les uns, sélectionne, effraie, traumatise, racornit, humilie et exclut les autres. Un tiers des enfants de Buzet et de Saint-Gérard ont souffert… et c’est pourquoi leurs parents, de tous les milieux, ont souhaité autre chose, un mieux. En outre, des enseignants déçus par les pratiques traditionnelles, et donc malheureux, reprennent goût à leur métier grâce à l’éducation nouvelle; ils se disent désormais très contents d’enseigner et ne voudraient plus professer dans l’enseignement traditionnel. La résilience existe donc aussi pour les adultes.

Est-ce que ce projet pédagogique convient aux enfants de tous les milieux sociaux?

C’est l’enseignement traditionnel qui ne convient pas à tous les enfants. À Buzet, pas de redoublements depuis 23 ans, ni pour les fils d’universitaires, ni pour les enfants dits «du peuple», ni pour les anciens mauvais élèves. Une question: à qui la tendresse ferait-elle du tort?

Quand on vous entend parler de la Maison des Enfants, quand on voit l’engouement que ce projet suscite, comment expliquer qu’il n’ait pas essaimé?

Il n’y a pas que Buzet. Une autre école publique, donc gratuite et ouverte à tous, s’est mise à pratiquer l’éducation nouvelle à Saint-Gérard (école communale de Mettet). Là, ce n’est pas d’emblée lors d’une création, comme à Buzet, mais peu à peu que s’est faite une évolution/révolution parfaitement légitime. Si Buzet persiste et si Saint-Gérard s’est transformé, c’est grâce à l’action persévérante de deux membres du Groupe belge d’éducation nouvelle (3), Jean-François Manil et Léonard Guillaume, récemment promus docteurs en Sciences de l’éducation et restés instituteurs. Ceci montre qu’en respectant la loi, en s’appuyant sur le décret «Missions» de 1997, on peut, partout en Belgique (et ailleurs sans doute) ouvrir ou transformer des écoles émancipatrices qui ont la faveur de plus en plus marquée de parents devenus conscients de l’incurie de beaucoup d’institutions sclérosées. Une condition indispensable, mais pas suffisante est requise: disposer d’enseignants engagés et… «enragés» qui entraînent tous leurs collègues dans la joie d’une éducation libérée mais exigeante. Danger (léger): l’afflux des demandes d’inscriptions. Il faudra donc essaimer dans une maison proche pour garder l’atmosphère familiale bénéfique.

Si vous deviez réformer notre système d’enseignement, quelle serait votre priorité?

Évidemment: former tous les enseignants (et beaucoup de profs de Hautes Écoles pédagogiques) aux principes vécus à Buzet, Saint-Gérard et ailleurs en 30 journées de stages émancipateurs par année scolaire (4). Ceci pour, peu à peu, donner aux enseignants le désir de se libérer des carcans qu’ils se mettent (et que la loi n’a pas prévus) et éveiller en chacun la passion de faire apprendre. Et ce, afin de former les citoyens créatifs et solidaires dont le futur menacé a besoin.

 


(1) Instituteur bénévole et fondateur de la Maison des Enfants.

(2) Ouvrir une nouvelle école est quasi insurmontable tant les normes de création sont élevées en Belgique (ce que la ministre doit changer d’urgence), mais pour rouvrir une implantation qui a été fermée, les normes sont très basses (douze inscrits suffisent).

(3) Site du Groupe belge d’éducation nouvelle: www.gben.be.

(4) Charles Pépinster, «À la reconquête du temps perdu. Chronique d’une chronophagie chronique», mis en ligne le 23 septembre 2015, sur www.panote.org.