Espace de libertés – Novembre 2017

Violences faites aux femmes: quelle réponse judiciaire?


Libres ensemble

Chaque année, 162 personnes décèdent suite à des violences au sein du couple, avec six fois plus de femmes parmi les victimes. Pourtant, jusqu’à 70% des plaintes pour violences conjugales sont encore classées sans suite. Comment améliorer cette situation et la « machine judiciaire » censée les protéger?


C’est sous l’impulsion de deux femmes, l’ancienne procureure du roi de Liège, Anne Bourguignon, et l’ancienne ministre de la Justice, Laurette Onkelinx, que la classe politique et judiciaire a mis la problématique des violences conjugales à son agenda. Ce sujet, que d’aucuns considéraient relever de la sphère privée, a progressivement glissé dans le domaine public. Parmi les étapes importantes de cette évolution: la signature, en 2011, de la convention d’Istanbul. Premier texte international contraignant en la matière (1), celui-ci offre un cadre juridique complet pour la prévention et pour la protection des victimes. Il vise également à assurer les poursuites effectives de ce type de faits.

L’arsenal juridique demeure trop pauvre, il n’est pas correctement mis en œuvre et ne permet pas à la victime de faire valoir ses droits.

Tolérance zéro… sur le papier

En Belgique, un premier pas avait déjà été franchi dès 2004, avec l’adoption de la circulaire « Tolérance zéro », destinée à lutter contre les violences conjugales. Une première étape, suivie par la circulaire « COL4 » de 2006 (révisée en 2015), qui vise précisément à améliorer la réponse. L’arsenal de mesures préconisées par ce texte est ambitieux, transversal et multidisciplinaire. La circulaire définit les objectifs de la politique criminelle en matière de lutte contre la violence dans le couple et préconise « pour chaque cas dénoncé ou constaté, […] une solution adéquate qui: respecte, protège et reconnaît la personne victime de violence; garantit également, en cas de nécessité, la protection des enfants du couple ou de l’un des partenaires; affirme le caractère pénalement répréhensible du comportement de l’auteur des violences; respecte les droits de la personne mise en cause et oriente les mesures prises à son égard vers la prévention de la récidive. » Un appel clair à la rapidité, à l’intervention et à la fermeté, y est formulé. Suivant cette ligne de conduite, les services de police doivent renvoyer toutes les situations de plaintes vers le parquet et ce dernier, ne peut les classer sans suite que dans de rares cas. Pourtant, la mise en œuvre concrète semble plus problématique et ne pas répondre à l’objectif « tolérance zéro ».

La partie émergée de l’iceberg

En 2014, 39.668 plaintes pour des faits de violence entre partenaires ont été déposées auprès de la police. Selon une étude de l’Agence européenne des droits fondamentaux sur la violence à l’égard des femmes, 78% des victimes en Belgique n’ont pas signalé à la police ou à un autre organisme l’acte le plus sévère de violence commis à leur égard par leur partenaire (2). Les chiffres publics seraient donc en deçà de la réalité. Ajoutons à cela les difficultés pour les victimes de se rendre dans un commissariat de police pour déposer plainte, le manque d’uniformisation de l’accueil réservé aux plaignantes et le taux extrêmement élevé de classements sans suite par le parquet et l’on comprend que nous n’avons qu’une vision partielle de cette problématique.

Des retours mitigés du terrain

Lors d’un récent colloque organisé par le service de proximité de la commune de Saint-Gilles, de nombreux acteurs de terrain ont d’ailleurs confirmé que l’arsenal juridique demeure trop pauvre, qu’il n’est pas correctement mis en œuvre et ne permet pas à la victime de faire valoir ses droits. Parmi les griefs invoqués: les difficultés pour trouver un logement d’urgence afin de mettre la victime à l’abri, des situations dans lesquelles des policiers refusent d’acter une plainte, d’autres qui agissent de manière inadéquate et qui se rendent directement au domicile du couple pour interroger l’auteur présumé, sans aucune considération pour la sécurité de la victime à l’avenir. Mais aussi des classements sans suite trop nombreux, des poursuites judiciaires qui mettent des années à aboutir, une mauvaise articulation entre des procédures pénale et civile pendantes… Ou encore, le fait pour les victimes d’assumer seules la responsabilité des poursuites pénales, tant au niveau administratif que financier.

Certains de ces constats semblent également être partagés par l’Institut national de criminalistique et de criminologie (INCC) (3) qui a évalué, à la demande du Collège des procureurs généraux, les pratiques judiciaires en matière de violences conjugales en application de la circulaire COL4. Cette étude constate également des classements sans suite ou une absence de décision dans 65 à 70% des cas (4). Ce chiffre ne manque pas d’interpeller au vu de l’objectif « tolérance zéro » de la circulaire.

Toutefois, Maïté De Rue, substitut du procureur général, précise que « depuis 10 ans, les services de police doivent établir un procès-verbal dans tous les cas qui concernent les violences intrafamiliales, et pas uniquement les cas présentant une infraction« , comme préconisé dans d’autres matières. Il s’agit donc bien dans un premier temps de livrer une information – souvent capitale – au Parquet, qui apportera une réponse à unPV. Mais il ne s’agit pas pour autant d’entamer des poursuites judiciaires.

Dans 7% des cas, les plaintes aboutissent à une médiation pénale et dans 18% à un renvoi vers le tribunal. Au nal, 11% des prévenus sont réellement condamnés, dont 21% d’entre eux à une peine d’emprisonnement. L’usage de la peine de prison reste donc minoritaire et le plus fréquemment pour une durée inférieure à 6 mois. Le recours à l’amende reste important et touche 70% des prévenus condamnés, soit 7,5% de l’ensemble des prévenus.

Au-delà du judiciaire

À la base, l’outil juridique semble donc complet et identifie la réponse pénale comme réponse sociale centrale à la problématique des violences conjugales. En guise de conclusion, l’excellente étude de l’INCC lance un appel à des approches alternatives, proposant tour à tour de rendre plus de pouvoir aux victimes (« empowerment« ), une intervention coordonnée multi-institutionnelle et un encadrement individualisé et différencié en fonction du type d’auteurs. Maïté De Rue recommande également de travailler avec ces trois pistes alternatives et d’aborder les situations de violences caractérisées via une approche d’ensemble de la problématique familiale. Il faudrait pour cela dépasser les clivages entre secteurs, tout en respectant le secret professionnel propre à chacun des intervenants. Reste que l’important écart observé entre la doctrine de la tolérance zéro et la pratique judiciaire effective interpelle. Faut-il voir une piste d’explication dans les chiffres suivants: sur la période 2014-2017, seuls 22,1% des zones de police wallonnes, 16,7% des bruxelloises et 41,5% des flamandes ont repris les violences intrafamiliales comme priorité ou point d’attention (5)?

 


(1) Convention du Conseil de l’Europe du 11 mai 2011 sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique

(2) Voir « Violence against women: an EU-wide survey. Main results report », sur http://fra.europa.eu

(3) Charlotte Vanneste, La Politique criminelle en matière de violences conjugales: une évaluation des pratiques judiciaires et de leurs effets en termes de récidive, Bruxelles, Institut national de criminalistique et de criminologie, mai 2016.

(4) Sont retenus les prévenus pour lesquels une infraction a été établie.

(5) « Accueil et assistance aux victimes de violences intrafamiliales », Chambre des représentants, Comité P.