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L’autre tambour

L’autre tambour

Discours de Véronique De Keyser, présidente du Centre d’Action Laïque, à l’occasion de l’inauguration du Festival des Libertés, le 10 octobre 2024.

Nous vivons de drôles de temps. Où les mots perdent leur sens, où la vérité devient mensonge, où la rage et la violence rendent tout dialogue inutile. Ou tout s’achète, se conquiert, se remplace. Et ou l’Autre, l’étranger, d’où qu’il vienne — qu’il soit transgenre, arabe ou Juif, qu’il soit handicapé, malade, ou femme émancipée — est devenu l’ennemi. Dans ce monde-là, peut-on encore parler de liberté?  D’égalité? De fraternité? Et nos discours laiques sont-ils encore audibles? Difficile lorsqu’une ingénierie digitale s’est mise en place sur les réseaux sociaux, pour permettre à des leaders populistes de conquérir le monde. Cette ingénierie génère des « vérités alternatives » qui effacent la frontière entre réel et imaginaire. Et elle carbure à la rage, la violence et la peur.

Je cite G. da Empoli, dans Les ingénieurs du Chaos (2023, p. 92):

(…) Ils (les experts du marketing digital) ont compris avant les autres que la rage était une source d’énergie colossale et qu’il était possible de l’exploiter pour réaliser n’importe quel objectif, du moment qu’on en comprenait les codes et qu’on en maitrisait la technologie. (…) Derrière l’apparente absurdité des « fake news » et des théories du complot se cache une logique bien solide. Du point de vue des leaders populistes, les vérités alternatives ne sont pas un simple instrument de propagande.  Contrairement aux vraies informations, elles constituent un formidable vecteur de cohésion. Par de nombreux côtés, les absurdités sont un instrument organisationnel, plus efficace que la vérité. (…) N’importe qui peut croire à la vérité, tandis que croire dans l’absurde est une vraie démonstration de loyauté.  Et qui a un uniforme, a une armée.(…)

Cette ingénierie du chaos et de la rage s’est aujourd’hui professionnalisée, systématisée, et quittant les seuls partis extrémistes, a gagné les autres et fait naitre d’étranges mouvements de bascule du centre droit, vers l’extrême droite, au niveau européen comme dans les États membres. Ce mouvement de bascule met en péril l’universalisme des droits humains, le multilatéralisme, la démocratie, et la paix. Rappelons-nous que la République de Weimar née sur les cendres du Traité de Versailles en 1919 avait réussi en une dizaine d’années à introduire une Constitution, un parlementarisme démocratique et suscité une effervescence des arts, de l’architecture, de la peinture, et de l’enseignement égalitaire entre les sexes. Elle est tombée en 1933. Non parce qu’elle était moribonde, mais parce qu’un centre droit libéral et affaibli, a conclu une alliance avec le parti nazi, croyant pouvoir ne faire qu’une bouchée d’un bouffon nommé Hitler, au point de lui offrir la Chancellerie. Le IIIème Reich fut aussi éphémère que la République de Weimar, mais son horreur est encore dans toutes les mémoires.

Aujourd’hui, d’autres bouffons hantent les couloirs de la politique et d’autres basculements du centre droit vers l’extrême droite devraient nous alerter. D’autant que, en deux ans, la communauté internationale, l’ONU, et le droit international, ont été incapables d’obtenir la libération des otages israéliens à Gaza, et de mettre fin à au massacre aveugle et systématique de plus de 60.000 palestiniens, de 210 journalistes, et de 1400 professionnels de santé. Incapables aussi de mettre fin au conflit ukrainien et à l’agression russe.

Nous serons jugés pour tant d’impuissance. Car s’il y a une leçon à retenir de l’histoire, c’est que toutes les apocalypses ont une fin, et qu’aucun bouffon n’a jamais réussi « à les tuer tous ». Il n’y a aucun moyen « de finir le travail »: toujours des survivants surgiront et toujours des témoins, porteurs d’une soif de justice capable de traverser les siècles. Et la vie continuera. Elle est plus forte que la mort, martelait Badinter, dont la tombe a été profanée aujourd’hui — quelle honte! Revenons à l’audace de la parole et à la vérité. Revenons à la liberté. À la vie et à tout ce qui est important et qui compte pour nous.

Il y a quelques années, je lisais Un Autre tambour, de William Melvin Keeleyun auteur afro-américain né dans le Bronx en 1937, et mort en 2017. Son livre s’ouvrait sur une citation qui m’avait bouleversée:

Quand un homme ne marche pas du même pas que ses compagnons,
C’est peut-être qu’il entend battre un autre tambour.
Qu’il accorde donc ses pas à la musique qu’il entend,
Quelle qu’en soit la mesure ou l’éloignement.

Sachons vivre à contretemps. Acceptons sans peur la dissonance. Sachons écouter l’autre tambour, celui qui bat en nous à son propre rythme. C’est cela résister. La science, la littérature,  la musique, le cinéma, le théâtre, la peinture comme la BD ou le Street Art — tous les artistes nous y invitent et pratiquent le détournement d’un langage piégé par la violence. Jamais l’art n’a été plus vital et plus nécessaire que sous la censure. C’est sous le franquisme que Luis Bunuel a signé ses plus belles œuvres. L’audace du contretemps est l’ADN du Festival des libertés. Et le projet du théâtre des Variétés s’inscrit dans la même lignée. Merci à vous tous, au nom du CAL, de porter aussi haut le flambeau de la liberté.

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