
Ce 8 mars à Bruxelles, le Centre d’Action Laïque participait, auprès de nombreuses autres associations de la société civile, à la Marche mondiale des femmes qui a réuni cette année près de 10.000 participant·e·s. À cette occasion, Véronique De Keyser, présidente du Centre d’Action Laïque, a pris la parole pour dénoncer les violences faites aux femmes et aux enfants dans le monde, notamment en République démocratique du Congo. Elle y a souligné la responsabilité collective et politique dans la lutte contre les violences sexuelles en temps de guerre, tout en appelant à défendre les droits des femmes ici et maintenant, en Belgique et en Europe.
Intervention à la marche mondiale des femmes à Bruxelles le 8 mars 2025. Véronique De Keyser
Je travaille avec mon association les Enfants de Panzi et d’ailleurs (EPA) depuis 10 ans au Sud Kivu, dans les villages de Kavumo et de Bunyakiri. Nous y prenons en charge des fillettes violées entre 0 et 12 ans. Plus d’une centaine jusqu’ici. Même des bébés de quelques mois n’échappent pas aux milices qui sèment la terreur dans la région depuis les deux guerres de la fin du siècle dernier. En fait, ces guerres n’ont jamais pris fin. Les coupables des massacres qui s’y sont produits sont connus mais n’ont jamais été condamnés, pour ne pas troubler la soi-disant « paix » retrouvée en 2003. Le Kivu est frontalier du Rwanda et les viols de masse dans les villages miniers ont continué dans l’indifférence générale.
Le prix Nobel de la paix décerné en 2018 à Denis Mukwege et la générosité des donateurs de son hôpital de Panzi ne peuvent remplacer l’analyse de l’origine de ces exactions et la complicité tacite des Européens à leur égard. Nous avons fermé les yeux sur des criminels qui violent femmes et enfants pour semer la terreur. Et exploiter illégalement le minerai dont est issu le coltan. Ce minerai n’a alors qu’à franchir la frontière du Rwanda pour y être raffiné, et en extraire le coltan – à travers une sorte de « blanchiment » de son origine. Le coltan va suivre dès lors les filières des marchés internationaux, être incorporé dans des produits électroniques, et pénétrer en Europe de façon absolument légale. Car le seul règlement produit par l’Europe pour tracer ce « minerais du sang » concerne le coltan à l’état brut: c’est-à-dire non transformé. Le 14 février 2025, émus par la chute de Goma, qui sera suivie de celle de Bukavu, les députés européens ont enfin voté à la quasi unanimité1, la suspension de l’accord sur les minerais entre l’UE et le Rwanda.
Combien de temps encore les petites filles et les femmes de la RDC seront-elles les otages d’une politique commerciale criminelle?
Mais fallait-il tous ces morts, fallait-il ce retour du cauchemar pour en arriver là? Et combien de temps encore les petites filles et les femmes de la RDC seront-elles les otages d’une politique commerciale criminelle? Dans les familles congolaises touchées par ces massacres, la pauvreté est endémique. Une famille de dix enfants vit souvent avec moins de 30 dollars par mois. Pas de retour des richesses du sous-sol vers la population, pas de justice pour sanctionner les coupables. Même en temps normal, l’insécurité est permanente. Et aujourd’hui la guerre revient, une fois encore. Les médias, les scientifiques, les humanitaires lancent des appels, qui sont de véritables SOS. Quant à la Chaire universitaire internationale sur les violences sexuelles à l’égard des femmes et des enfants dans les conflits que j’ai initiée en 2018 à l’Université de Liège, elle a fait appel aux médias, aux politiques, à l’Union européenne pour organiser dans l’urgence, une action coordonnée au Kivu. Même la très sérieuse revue médicale du Lancet s’en est fait l’écho. Mais sur le terrain, c’est le chaos. Et je cherche, comme d’autres responsables humanitaires, où sont « mes » enfants qui revivent dans leurs village les horreurs du passé. J’ignore si elles sont toutes à l’abri, si des écoles restent en activité, quelle logistique mettre en place, comment distinguer les vraies informations des fakes news, etc. Et surtout comment faire prendre conscience au monde que ce qui se déroule là-bas n’est pas qu’une guerre tribale ou un vaste problème humanitaire. Que c’est la guerre du « minerai du sang », qui n’a jamais pris fin depuis les années 2000 et notre responsabilité est entière.
Les droits des femmes reculent dans le monde. Et le droit international est impuissant à punir ceux qui le violent. Comment persuader les jeunes qui marchent aujourd’hui pour les droits des femmes, que ce que nous pouvons faire pour les Iraniennes, pour les Afghanes, pour les Ukrainiennes, pour toutes les victimes de la guerre à Gaza depuis le 7 octobre 2023, dépend en fait de nos propres démocraties? Que le combat commence ici, et maintenant? Dans notre pays. Et à l’Europe. Toute construction politique est fragile et réversible. Et c’est pour cela qu’il lui faut des garants. Nous sommes les garants de notre État de droit afin qu’il reste une démocratie. Est-ce un hasard si quatre femmes seulement siègent aujourd’hui au gouvernement fédéral belge? Est-ce un hasard si, malgré une commission d’experts scientifiques ayant rendu un avis unanime d’allongement à 18 semaines de grossesse la possibilité de pratiquer un avortement en Belgique, ce projet de loi n’a toujours pas été voté? Est-ce un hasard si l’individuation des droits sociaux qui permettrait à une femme cohabitante d’être autonome vis à vis de son mari, continue à dormir dans un placard? Quand le temps se fige pour les droits des femmes, quand on ose nous dire « oui mais en Belgique on n’est pas encore comme aux Etats-Unis! », ou en Afghanistan, alors là, c’est mauvais signe.
J’étais en 2002 au Forum Social de Porto Allegre au Brésil et la marche des femmes était une fête, avec pour slogan « Un autre monde est possible ». Aujourd’hui un autre monde arrive, mais ce n’est pas celui que nous attendions. Alors, refusons-le. Maintenant. Ensemble nous en aurons la force. Demain, il sera trop tard. Car les plus vulnérables, les femmes et les enfants en seront toujours les premières victimes.
— Véronique De Keyser,
présidente du Centre d’Action Laïque
- 443 pour, 4 contre et 48 abstentions ↩︎