Alors que le 25 novembre, la journée de lutte contre les violences faites aux femmes sera à nouveau d’actualité, il est un domaine au sein duquel les inégalités genrées et le sexisme persistent : celui du droit et de la justice. Il s’agit pourtant d’un lieu de pouvoir où il est crucial d’agir afin d’induire une évolution des comportements. Le Code commenté de droits des femmes constitue un outil précieux pour y parvenir. Une « bible » qui décrypte les traités et les lois, les commente avec un regard féministe, dans le but de faire évoluer le droit vers moins d’inégalités.
Au printemps dernier, la publication du Code commenté de droits des femmes par le collectif Fem&L.A.W., composé de femmes juristes et féministes, est peut-être passée un peu rapidement sous les radars de l’actualité, vu le confinement qui s’annonçait. Il y avait pourtant foule lors de la conférence de presse du lancement de l’épais ouvrage publié par la très sérieuse maison d’édition Larcier. Mais d’autres préoccupations ont subitement rempli les pages des journaux et les temps d’antenne. La rédaction de ce Code, inédit au niveau de sa thématique et de son approche, constitue un travail colossal, effectué par une centaine de juristes, académiques et avocates actives au Barreau. Au fil des quelque 400 pages, les textes de loi sont décryptés et commentés. Y sont également épinglées les connotations sexistes qui persistent ou qui peuvent induire des inégalités, tout en suggérant des pistes d’évolution pour améliorer les droits octroyés aux femmes.
Le droit n’est pas neutre, car rédigé par des hommes, dans une société à dominance patriarcale. © Stefan Puchner/DPA
Inégalités, violences, précarité
La crise que nous vivons actuellement démontre, s’il le fallait encore, que les inégalités restent importantes, et qu’elles aboutissent aussi vers des formes graves, à savoir des violences physiques. Un récent sondage indique notamment que les appels vers les lignes de soutien ont triplé durant le confinement et que l’on a également observé un renforcement du mode relationnel dominant-dominé. Des violences conjugales qui ne constituent en définitive que le sommet de l’iceberg lorsque l’on analyse leur dynamique en profondeur. « On sait que ces violences, c’est la part sanglante, glauque, la pire sans doute des inégalités… mais qu’en fait, cette question du passage à l’acte physique, y compris dans sa part sexuelle, c’est finalement la manifestation la plus frappante des inégalités qui se jouent également dans beaucoup d’autres domaines qui sont liés à la précarité socio-économique des femmes, à la question du logement, de la liberté d’expression, du droit au travail. J’ai l’impression que la précarité, c’est la clé, on y revient toujours. Elle concerne les familles monoparentales, cela a trait aux allocations sociales, c’est la question de l’accès à la justice, avec celle de l’individualisation des droits sociaux notamment », confirme Diane Bernard, professeure de droit et de philosophie à l’Université Saint-Louis et membre de Fem&L.A.W., association à l’initiative du Code commenté de droits des femmes, dont elle a assuré la coordination.
Lois en action
L’arsenal judiciaire, quoiqu’imparfait, a pourtant le mérite d’exister, notamment dans le domaine de la lutte contre les violences. La convention d’Istanbul, traité international adopté par le Conseil de l’Europe en 2011 et ratifié par la Belgique en 2016, en vue de lutter contre les violences à l’égard des femmes et la violence domestique, est par exemple sous-employée dans les cours de justice, alors qu’étonnamment, certaines théories douteuses, comme celle de l’aliénation parentale sont brandies en droit familial, généralement au détriment des mères. Pourquoi de telles différences, dans l’emploi des sources, au sein des cours de justice ? Un deux poids deux mesures qui peut être analysé sous l’angle du sexisme banalisé. Autre marqueur de ce biais sexiste : la Belgique a été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme en 2017 pour son inaction face à une affaire de viol. Un cas qui n’est malheureusement pas isolé et qui démontre qu’outre les textes de loi, les mentalités ou cultures patriarcales pèsent encore sur l’effectivité des droits des femmes. « Écrire une loi, ou signer un traité, ça reste du papier et donc c’est un principe qui peut donner un argument aux juristes, mais encore faut-il qu’il soit utilisé, reconnu et admis. En droit, on fait la différence entre law in the books et law in action (“la loi dans les livres” et “la loi en action”). Certains textes trouvent une effectivité plus rapidement que d’autres, ou certaines théories sont utilisées dans la jurisprudence plutôt que d’autres. On le voit avec ledit syndrome de l’aliénation parentale, qui n’est scientifiquement pas avéré puisque le psychiatre qui l’a “créé” a été décrié, et avec le syndrome d’emprise qui, en revanche, est travaillé depuis assez longtemps par les psychologues et qui paraît quant à lui confirmé, mais qui est peu connu. Pourquoi ? On pourrait penser que ce qui vient ébranler un système dans lequel la position des hommes reste supérieure à celle des femmes est probablement moins bien reçu que ce qui pourrait venir conforter cette position, cette structure sociale. C’est pour ça que la convention d’Istanbul est tellement intéressante. Elle est centrée sur les violences, donc c’est vrai que ce n’est pas l’ensemble des inégalités entre hommes et femmes. Néanmoins, quand on lit son préambule, elle dit bien que ces violences sont le marqueur d’une structure sociale qui, dans son ensemble, ne place pas les hommes et les femmes à la même position. Et c’est, je pense, en cela que ce texte est vraiment formidable », ajoute Diane Bernard.
Les droits des femmes doivent être révisés, avec une lecture féministe. © Jean-Sébastien Evrard/AFP
Changer le droit !
Ces exemples ne sont pas uniques. Les juristes auteures du Code commenté de droits des femmes ont parcouru plusieurs branches du droit pour démontrer la transversalité des biais sexistes dont souffre la sphère judiciaire. D’où la volonté affichée par Fem&L.A.W. de changer le droit. Rien que ça ! « Ce que l’on espère avec ce Code, c’est d’améliorer le droit, en pointant les textes dans lesquels il y a encore des progrès à faire. Le droit, ce n’est pas que la loi ou les traités, c’est de la jurisprudence, donc la façon dont ces textes vont être appliqués, dans des cas particuliers. À ce moment-là, c’est la sensibilisation des magistrat.e.s et les arguments qui vont être mobilisés en plaidoiries par des avocat.e.s qui permettent d’aller un cran plus loin. » Avocat.e.s, magistrat.e.s, étudiant.e.s en droit (qui semblent déjà s’être emparé.e.s de cet outil) mais aussi parlementaires, associations de terrain et même justiciables, font partie des personnes auxquelles ce Code commenté de droits des femmes s’adresse, afin qu’il devienne « matière vivante ». Hormis les textes de loi, la jurisprudence et donc à la fois les lignes de plaidoiries, les arguments des avocat.e.s et les positions adoptées, la manière dont les traités sont appliqués par les juges, peuvent réellement faire avancer la Justice vers davantage d’égalité. C’est une chaîne de compétences exercées au sein de l’appareil judiciaire qui doit être mobilisée pour qu’un signal fort soit adressé à la société en vue de changer les mentalités et de réduire les discriminations.
Féminisme : un gros mot
Pour atteindre cet objectif, il semble nécessaire que les décisions de justice soient adoptées en appliquant des lunettes genrées – dans une logique de gender mainstreaming en vigueur dans les sphères politiques. Car, in fine, le but pour les femmes est de « permettre que le droit les aide à mieux respecter leurs droits ». Signal positif s’il en est, une loi a récemment été adoptée et prévoit la formation des juges en matière de violences envers les femmes. « On va voir comment cette formation sera organisée et par qui, si elle sera répétée au fil d’une carrière judiciaire ou s’il sera juste question de deux heures quand on est stagiaire. Mais il y a quand même une prise de conscience et on peut espérer un mieux ! » ajoute la professeure de droit.
Évidemment, les réticences et les clichés sont solides. La Justice étant parfois réticente à se laisser influencer par d’autres disciplines (psychologie, sociologie, philosophie, politique), et le féminisme d’autant plus ! « Je pense qu’il y a encore certains pans du monde judiciaire, barreau compris, pour lequel le féminisme est un gros mot. Avec ce Code, nous essayons de montrer qu’au contraire, les approches féministes sont très précieuses pour les juristes. L’approche féministe du droit est un courant de la philosophie du droit bien installé dans le monde anglo-saxon, mais assez méconnu chez les francophones », rappelle Diane Bernard. « Il faut sortir du postulat que le droit est neutre, en mettant des lunettes de genre qui permettent de lire un texte en réfléchissant à toutes ses conséquences et notamment au système de domination. Ce Code est d’ailleurs une invitation à remettre en question les inégalités au sens le plus large. Dans ce Code, nous nous focalisons sur les femmes et la question de la discrimination sur la base du sexe, mais c’est applicable d’une manière plus générale. Certains défendent que le droit s’applique de la même façon à monsieur ou à madame, racisé ou pas, doté d’un titre de séjour ou non, et en fait, ce n’est pas le cas. Je pense que beaucoup de juristes le savent, parfois l’oublient, et que d’autres espèrent encore que nous sommes égaux puisque c’est écrit dans la Constitution. Mais en fait, ce n’est pas une garantie. »
Pour ou contre le féminicide ?
Une question similaire se pose d’ailleurs par rapport à l’adoption du terme « féminicide » pour désigner les meurtres perpétrés spécifiquement envers les femmes, parce qu’elles sont femmes. Un mot que récuse par exemple l’exubérante juge d’instruction Anne Gruwez qui estime « qu’un meurtre, c’est un meurtre », peu importe finalement le sexe. « Les personnes qui critiquent et qui questionnent le féminicide dans ce sens-là sont dans l’erreur », estime quant à elle la professeure de Saint-Louis. « Les meurtres sur les femmes et les violences conjugales ne s’expliquent pas par la seule force physique, plus importante, des hommes. En vertu de tout ce que les psychologues, sociologues, historiens nous disent, c’est faux. En revanche, la question du féminicide est compliquée. D’une part, parce que c’est une infraction et que sa motivation pourrait être difficile à établir. Il faudrait prouver que le motif du meurtre résulte du fait qu’une femme était par exemple insuffisamment soumise à son conjoint. D’autre part, et c’est vraiment le plus important pour Fem&L.A.W., c’est que ce n’est pas suffisant ! Car prévoir une nouvelle infraction, pourquoi pas, mais qu’est-ce qu’on fait avant pour éviter d’en arriver là ? De même que pour toutes les autres infractions qui ont également un motif sexiste ? Dans le projet de nouveau code pénal, il est question d’étendre les éléments aggravants à l’ensemble des infractions, donc à la fois le lien familial et le fait que ça ait lieu dans le cadre familial, et la question du genre des protagonistes. Là, cela devient intéressant, car c’est toujours la même idée : le féminicide, c’est le top de l’iceberg, abominable, mais qui commence par la main aux fesses ou l’insulte dans la rue. Ce sont des marqueurs du même phénomène. »
Précarité structurelle
En dehors de ces considérations, il en est une autre, très pragmatique, qui creuse également les inégalités : l’accès à la justice. Outre les écueils liés aux difficultés de porter plainte, de le faire contre un conjoint, un frère ou un père, encore faut-il que cette plainte soit accueillie comme il se doit dans les commissariats et que la plaignante ait – après avoir dépassé les freins administratifs – les moyens financiers de se pourvoir devant un tribunal et de comprendre le sinueux cheminement de sa plainte.
« Les structures sociales sont pensées par et pour les hommes, raison pour laquelle nous affirmons que le droit n’est pas neutre », poursuit Diane Bernard. « C’est un droit qui est pensé sur base du travailleur qui a une charge de famille, qui va faire une carrière complète, etc. Aujourd’hui, on constate qu’il est impossible quand on est une mère seule de travailler à temps plein, qu’il est très difficile pour une femme de faire une carrière complète. Ces circonstances que connaissent les femmes tout au long de leur vie vont avoir des conséquences jusqu’aux droits qui seront les leurs quand elles ne pourront plus travailler, à savoir au moment de la pension. On en revient à cette question de la précarité. C’est vraiment un modèle qu’il est judicieux de réinterroger aujourd’hui. C’est un chantier sur lequel les féministes travaillent depuis longtemps aussi, et qui serait intéressant de mettre sur la table juridique. »
C’est tout l’intérêt de ce Code : effectuer un travail de traduction en mode juridique des revendications féministes, édictées depuis des décennies.