Dans le sud de l’Italie, région structurellement paupérisée, la pandémie a considérablement accru le niveau de pauvreté. Les institutions officielles n’offrant guère de solutions aux plus démunis, la mafia s’est engouffrée dans cette zone grise, jouant à la fois le rôle d’assistant social, mais aussi d’usurier. Heureusement, une solidarité informelle s’est également mise en place pour pallier les manquements institutionnels et tenter de contrer les malversations mafieuses. Tout cela ne tient qu’à un fil…
En Italie, la crise du coronavirus, en plus d’entraîner une série d’impacts négatifs sur la santé, induit également des effets néfastes sur les conditions sociales et économiques qui, déjà avant la Covid-19, étaient préoccupantes. Parmi les conséquences identifiées actuellement : la faillite de 30 000 entreprises, qui a contribué à porter le taux de chômage à 57,5 %. Comme dans un jeu de dominos, le manque d’emplois a profondément accentué l’accroissement de la pauvreté. En décembre 2019, l’Institut national de statistique a enregistré 4 600 000 personnes dans une situation de pauvreté absolue à laquelle la Covid-19, selon une étude de la Confédération nationale des agriculteurs Coldiretti, en ajoute un autre million. Le coronavirus a ainsi coupé l’Italie en deux, affectant profondément les inégalités auxquelles le Bel Paese fait face depuis des temps immémoriaux. Si, dans le Nord, il y a eu des milliers de morts, dans le Sud, les dégâts économiques et sociaux sont inquiétants, touchant environ 530 000 individus parmi les plus pauvres du pays. L’après-confinement met de nombreuses personnes sur une corde raide, à une exception près… Pour le crime organisé, les derniers mois semblent avoir constitué un puits de profits intéressants.
Selon le rapport de la Direction d’investigation antimafia (DIA), la paralysie du pays offre aux organisations criminelles un rythme de croissance économique qui n’a d’équivalent que le scénario d’après-guerre. « Leur plus grande prouesse est de comprendre rapidement chaque variation de l’ordre économique et d’en tirer le maximum d’avantages. Évidemment, cela a également été le cas pour la situation d’urgence née de la Covid-19 », lit-on dans le rapport.
Profiter des laissés-pour-compte
Dans les Pouilles, par exemple, où Coldiretti a enregistré une croissance du seuil de pauvreté de 40 %, avec 31 % des salariés « suspendus », le DIA observe une intervention des mafias face aux entreprises en difficulté financière. Rien qu’au mois de juin, 100 plaintes ont été déposées à Bari contre des usuriers. « De cette façon, la “mafia des affaires”, notamment la Foggia Society (nom du crime organisé à Foggia), de même que les mafias du Gargano et de Cerignola, parmi les clans les plus autoritaires de la région de Bari et de la Sacra Corona Unita du Salento, projettent d’atteindre des objectifs économiques et criminels à moyen et long termes qui visent à consolider plus que jamais leurs positions dans des secteurs clés de l’économie régionale », indique le rapport. Le secteur agro-alimentaire, la mytiliculture, le secteur du tourisme, de l’hôtellerie et de la restauration, dont les activités ont été stoppées par le confinement, constituent de nouvelles sources de revenus pour le crime organisé. Et l’on peut aussi y ajouter l’élimination des déchets hospitaliers et la gestion des marchés publics. Autre fait important, entre 2018 et 2020, huit conseils communaux ont été limogés pour raison mafieuse dans les Pouilles, ce qui aide à comprendre le taux de prégnance qui touche ces régions.
Gianni, membre du réseau FuoriMercato qui propose une alternative à la grande distribution… et au crime organisés dans la ville de Bari. © Giacomo Sini
Outre les aspects classiques liés au mode d’action du crime organisé, DIA évoque également des problématiques portant sur le contrôle social. « Il est évident que les organisations criminelles ont tout intérêt à fomenter des épisodes d’intolérance urbaine, à instrumentaliser la situation découlant des difficultés économiques pour la transformer en contestation sociale, notamment au sud du pays. Dans le même temps, les organisations s’imposent comme une autre possibilité à la protection sociale de l’État, offrant des produits de première nécessité et des subventions économiques », conclut le rapport.
« Croire que la colère et le mécontentement des gens sont motivés par le crime organisé sert les institutions à qualifier cette réaction de non spontanée, ce qui n’est pas le cas. Ceux qui sont derrière ces manifestations revendiquent une attention sur leurs droits bafoués. Il est vrai, cependant, que là où l’on observe un manque de politique sociale et d’organisations autogérées, les organisations mafieuses bénéficient souvent d’un fort enracinement populaire et qu’elles se substituent alors à l’État », explique Gianni du réseau FuoriMercato-Autogestione in movimento1.
Une nécessaire contre-offensive
Durant la période la plus critique de la pandémie, Gianni a participé à diverses activités de solidarité menées dans la ville de Bari. « La sphère de la solidarité invisible ayant notamment créé des réseaux de soutien aux banlieues et aux classes sociales aisées, tout cela a remis en question les institutions actuelles », poursuit-il. « Cela a permis de contrer quelque peu la propagation du crime organisé. » Entraide et auto-organisation se transforment ainsi en mots d’ordre pour répondre aux enjeux d’une société fortement affectée par la énième crise du nouveau millénaire.
L’argent étant le nerf de la guerre, les fonds provenant de l’Union européenne devraient être gérés publiquement et collectivement. « Nous pourrions empêcher les mafias d’assumer le rôle de “conseiller social” rien qu’en mettant en œuvre des politiques de soutien à la diffusion des connaissances ou en donnant aux gens la possibilité d’exprimer leur talent et leur créativité. Nous avons besoin de réponses aux besoins essentiels, tels que le logement et le revenu, puis d’interventions en faveur de la participation active de tous. Ce sont des éléments auxquels les institutions ne répondent pas aujourd’hui. Elles s’engagent uniquement à allouer des ressources économiques aux moyennes et grandes entreprises. C’est pourquoi il est nécessaire de se mobiliser en s’appuyant sur les nombreuses pratiques alternatives qui peuvent amener différentes institutions à remplacer lentement celles en vigueur », estime Gianni. Dans le sud de l’Italie, où la vie est souvent devenue insupportable, obligeant des milliers de jeunes à abandonner leurs terres, les expériences de solidarité vécues lors du confinement peuvent devenir un laboratoire d’idées et un tremplin pour aller de l’avant.
1 Réseau national à la structure mutualiste qui partage un projet politique et sociale anticapitaliste fondé sur l’économie communautaire, NDLR.