Espace de libertés | Novembre 2020 (n° 493)

La liberté d’expression, un combat permanent


Libres ensemble

Écrivain prolifique avec près de 120 livres publiés, avocat de grandes causes, président du PEN Club français, Emmanuel Pierrat est un homme aux multiples facettes et talents. Il a fait du combat pour la liberté d’expression son engagement primordial.


Dans votre dernier livre, Je crois en l’athéisme, vous racontez votre parcours depuis l’enfance. Quels en ont été les grands axes  ?

J’ai été élevé en banlieue parisienne, dans une ville dirigée par le Parti communiste, dans une famille catholique par tradition, qui m’a donné une éducation religieuse. J’ai fréquenté l’école publique et la bibliothèque municipale – Elsa Triolet – et je peux dire que j’ai été fait par l’école publique et républicaine, qui m’a donné cette ouverture en direction de la culture. Mon enfance m’a préparé à l’acceptation des paradoxes et de l’altérité. La foi n’est pas pour moi, mais elle n’est pas à mes yeux sans intérêt. L’héritage judéo-chrétien est celui dans lequel nous baignons, ce qui ne m’empêche pas d’être lucide sur ce qu’il a de pire. En allant au lycée à Paris, en franchissant le périphérique, j’ai ensuite pris conscience d’où je venais.

Une fois ce bagage acquis, vous avez eu très tôt des idées précises sur votre avenir…

La question de la transmission est centrale pour moi, celle de la diffusion du savoir. Je veux rendre ce dont j’ai eu la chance de bénéficier de la part de l’école publique et de la bibliothèque municipale. Je demeure très redevable à ces deux institutions et je mesure combien elles sont importantes. L’école, ce n’est pas seulement l’acquisition de connaissances, c’est aussi l’apprentissage de la collectivité, la volonté d’avancer que vous apportent les enseignants, la curiosité pour ce qui ne vous est pas donné par la famille. La littérature et l’avocature sont les deux piliers essentiels de ma vie. Les livres, c’est la clef de tout. La bibliothèque ouvre toutes les portes. Dès l’âge de 14 ans, j’ai voulu devenir avocat et je souhaitais conserver un lien avec la littérature, alors je me suis orienté vers le droit de la propriété littéraire et artistique. Je ne suis pas un «  héritier  », j’ai voulu agir pour défendre le droit et ce que je considère être le bien. Je voulais rendre service, être utile.

Comme avocat, vous défendez des causes amplement médiatisées. Quelles sont les plus significatives à vos yeux  ?

Le procès intenté en 2001 à Michel Houellebecq après ses propos provocateurs sur l’islam a été très important pour moi. J’étais encore un jeune avocat, ayant prêté serment en 1993. La Ligue islamique mondiale et la Grande Mosquée de Paris, notamment, figuraient parmi les plaignants et ce procès a fait apparaître ce qu’on connaît maintenant à grande échelle en matière de pressions et de menaces. Il posait déjà les questions de liberté d’expression, de droit de «  blasphémer  », et j’avais eu la chance de rencontrer Chems-Eddine Hafiz, avocat de la Grande Mosquée de Paris, dont il est d’ailleurs aujourd’hui le recteur. Comme moi, il était soucieux de placer ce débat dans le cadre du droit et des lois de la République. Depuis, nous avons changé d’époque, car la censure contourne le droit pour faire, le plus souvent, prévaloir sa manière de voir par la force et la menace. Il faut aussi se replacer dans ce contexte, vingt ans en arrière  : après le 11 Septembre, le procès se tenant au moment des attentats de Bali, qui avaient fait plus de 200 morts, s’inscrivant dans une longue série d’attaques islamistes à travers le monde. Avec également un «  camp du bien  » qui se fracturait, avec des organisations qui, comme la Ligue des droits de l’homme, se plaçaient du côté des censeurs, ce qui est aujourd’hui devenu presque banal. Je me souviens qu’à l’époque, nous avions sollicité des soutiens à Michel Houellebecq et que les réponses furent très rares. Une fois le procès gagné, en revanche, il avait été savoureux de voir affluer tous ceux qui étaient restés silencieux se précipiter pour dire combien ils défendaient, eux aussi, la liberté d’expression… Cette séquence avait été pour le jeune avocat que j’étais très formatrice et instructive.

Illustration, boat made of books

En presque trente ans d’exercice professionnel, quelles ont été les évolutions les plus importantes selon vous  ?

Au siècle dernier, c’était encore l’État qui exerçait une censure. Depuis, elle est privatisée, c’est un changement majeur dans l’histoire de la liberté d’expression. Il faut par ailleurs se souvenir de la série des procès de Charlie Hebdo, avec un échec pour eux, qui sera préalable à l’incendie puis à la tuerie de 2015. On voit bien comment, en quelques années, on est passé du domaine du droit et de l’affrontement judiciaire au harcèlement et aux pressions, des méthodes qui s’apparentent au maccarthysme. L’ennemi a changé de méthodes, mais il a également changé de visages, car parfois ce sont de nos anciens «  amis  » qui exercent désormais la «  police  » culturelle.

Vous avez aussi beaucoup appris de votre soutien au «  mariage pour tous  » avant l’heure…

Un autre très grand moment de ma vie professionnelle, ce fut en effet le mariage de Bègles. Je considère qu’il illustre bien ce que peut être le droit utilisé comme une «  arme  » – pacifique bien sûr – pour démontrer à l’époque cette revendication d’égalité républicaine pour les homosexuels. En juin 2004, avant que la loi ne le permette, le maire de Bègles, Noël Mamère, avait marié un couple d’hommes, une décision contestée avant et après par la justice. Il faut se souvenir des passions déchaînées alors, impressionnantes en volume et en intensité. Nous avions reçu 4 000 lettres, dont la plupart étaient des injures ou des menaces. Pour moi, à l’époque, l’idée consistait à dire à nos détracteurs, qui étaient très nombreux devant la mairie  : «   Faites-nous un procès et je vous démontrerai que nous défendons une cause juste.   »

De grandes figures vous inspirent et vous motivent dans vos combats. Si vous deviez en retenir une  ?

J’ai écrit une biographie de Pierre Simon, qui fut grand maître de la Grande Loge de France et qui fit tant pour les droits des femmes. Cet homme a toujours connu l’adversité et l’a toujours affrontée, dès la Résistance. Il s’est lancé dans le combat pour l’accouchement sans douleur, puis dans celui pour la contraception, puis ensuite pour l’interruption de grossesse, puis après pour le don d’organes. Chaque fois qu’il remportait une victoire, immédiatement, il repartait à la conquête de nouveaux droits. Je crois que chacun d’entre nous peut porter une pierre à l’édifice de la cause humaniste, chacun à sa mesure et selon ses moyens. Il nous faut tous résister à la résignation qui pourrait nous gagner lorsque nous observons autour de nous les obscurantismes progresser. Il est vrai que le paysage s’obscurcit partout, que la vague qui est en face de nous est immense, que nous voyons par exemple des gens promouvoir des formes d’apartheid avec les camps «  racisés  » tout en prétendant lutter contre le racisme.

Depuis quelques années, vous avez pris la présidence du PEN Club, une cause qui vous tient particulièrement à cœur et qui vous conduit à sillonner sans cesse la planète…

Le PEN Club, dont je suis le président pour la France, et dont nous allons célébrer l’an prochain le centenaire, est en effet une belle illustration d’un combat permanent pour la liberté d’expression. Rappelons le contexte de sa création, en 1921, peu après la Première Guerre mondiale. Des écrivains comme Jules Romains, Anatole France ou Paul Valéry se rassemblent pour démontrer, avec d’autres écrivains à l’étranger, qu’au-delà des frontières et des langues, la culture, la liberté d’expression et de création peuvent être défendues et promues. Il y a aujourd’hui 140 PEN dans le monde. Nous soutenons des créateurs comme Oleg Sentsov, Salman Rushdie, Raif Badawi, Asli Erdogan et beaucoup d’autres moins connus. Au-delà des grands principes, nous nous efforçons d’être pragmatiques et efficaces et nous obtenons souvent des résultats à travers la libération d’écrivains emprisonnés ou persécutés. Nous avons établi des partenariats avec des villes-refuges, comme Paris, pour permettre à des écrivains ayant fui leur pays d’origine de s’insérer dans une nouvelle vie. De par le monde, on ne compte plus les artistes, les cinéastes ou les écrivains qui sont emprisonnés du seul fait qu’ils créent ou écrivent. Au niveau du PEN International, je suis particulièrement les questions relatives aux discours de haine, qui prolifèrent partout. Nous ne prétendons pas régler tous les cas qui se posent dans le monde, mais nous prenons notre part. C’est ainsi que je conçois l’action de chacun d’entre nous. Chacun, à sa mesure et selon ses capacités, peut contribuer à l’édification d’un monde meilleur. Il ne faut jamais se résigner.