Espace de libertés | Novembre 2020 (n° 493)

L’art de vivre ensemble, une philosophie politique – Un entretien avec Alain Caillé


Grand entretien

Sept ans après sa « Déclaration d’interdépendance », l’Internationale convivialiste fondée par le sociologue Alain Caillé publie un second manifeste signé par 300 personnalités – intellectuels, activistes, écrivains et artistes – issus de 33 pays et placé sous le signe de l’urgence. Urgence à élaborer une pensée, une philosophie politique qui propose un monde alternatif au néolibéralisme global, lequel nous mène planétairement vers le désastre.


À l’heure où le dérèglement climatique, la crise environnementale s’accélèrent, où les dictatures prolifèrent, il nous faut nous engager dans la construction d’un autre type de société ayant tant les moyens que la volonté d’affronter les problèmes écologiques, sociaux et politiques dans un monde où la survie des formes du vivant – dont celle de l’humanité – est menacée. Un pari salutaire pour une sortie du sentiment d’impuissance et afin d’ »inverser les dynamiques qui gouvernent actuellement le monde et d’éviter le pire ». Un appel incitant la société civile à construire un monde post-néolibéral et à en définir les contours.

Fruit d’un travail collectif international, ce Second manifeste convivialiste entend faire d’analyses et de propositions théoriques le levier pour des mutations pratiques. Le défi est de sortir des impasses d’un néolibéralisme ruinant l’environnement, les idéaux démocratiques, égalitaires, creusant l’écart entre les richesses. Un mot sur le fait que le convivialisme n’est pas une nouvelle doctrine, mais une « philosophie de l’art de vivre ensemble » ?

Je ne me rappelle plus très bien où j’ai écrit que le convivialisme n’est pas une nouvelle doctrine. C’est à la fois vrai et faux. Vrai parce que le convivialisme puise son inspiration dans tout ce qui s’est pensé sur la question de la convivance (le fameux « vivre ensemble ») à travers les grandes religions, les diverses philosophies et, plus particulièrement, les grandes idéologies politiques de la modernité (libéralisme, socialisme, communisme ou anarchisme). Faux parce qu’en recherchant à la fois leur plus grand dénominateur commun et ce qui en elles fait encore sens aujourd’hui, alors que nous constatons la finitude de la nature et la fragilité des civilisations héritées, le discours convivialiste ne peut qu’apparaître nouveau. Et il revêt bien une dimension doctrinale assumée, en effet, même si cette doctrine se veut la plus ouverte possible puisqu’on peut y entrer à partir de toutes ses sources que je mentionnais à l’instant.

Pouvez-vous exposer le premier défi à relever : sortir de l’hubris, de l’illimitation du désir (une pulsion au cœur du néolibéralisme), un défi dont vous faites un impératif catégorique ?

À certains égards, c’est le seul défi véritable, celui qui se trouve en amont de tous les autres, la question des questions : comment empêcher que l’aspiration à la toute-puissance de quelques-uns (potentiellement très nombreux, les masses) n’entraîne la ruine de tous ? Chez les Grecs, l’hubris, le basculement dans l’illimitation du désir entraînait immanquablement l’apparition de Némésis, la déesse de la vengeance qui précipitait dans la chute ceux qui avaient voulu égaler les dieux. Mais cette hubris que les Grecs pensaient à l’échelle des individus, il nous faut comprendre qu’elle concerne en réalité l’humanité tout entière. C’est elle qui est menacée de courir à sa perte pour n’avoir pas su respecter la finitude de son environnement naturel. Hier, elle a payé un lourd tribut au fantasme de la toute-puissance totalitaire qui prétendait rivaliser avec Dieu en créant un homme nouveau (nazi, fasciste ou communiste). Aujourd’hui, le flambeau de l’hubris a été repris par le néolibéralisme (l’idéologie du capitalisme rentier et spéculatif) qui fait miroiter mensongèrement à tous la perspective d’un enrichissement sans fin, quand il n’ajoute pas à cette promesse celle d’une vie éternelle rendue possible grâce au transhumanisme et à l’intelligence artificielle. Vaille que vaille, les grandes religions et les sagesses laïques ont tenté de brider cette aspiration infantile à l’illimitation. Avec des résultats non nuls, mais limités et particulièrement insuffisants aujourd’hui où la promesse d’un paradis post-mortem fait de moins en moins recette (sauf chez les djihadistes qui font revivre à leur manière l’illusion totalitaire) et où chacun préfère de plus en plus l’excitation de l’instant à la perspective d’une vie à peu près équilibrée. Émile Durkheim avait déjà dit l’essentiel : les besoins humains ne sont pas susceptibles d’être satisfaits s’il n’existe pas une puissance morale supérieure capable de les limiter. Eh bien ! voilà où nous en sommes, voilà le défi, colossal, qu’il nous faut relever : inventer (pas de toutes pièces, en faisant fi des morales passées) une morale qui soit à la hauteur des menaces de notre temps. La tâche paraît presque impossible, mais les risques de catastrophe sont tels aujourd’hui que nous n’aurons sans doute pas le choix de ne pas l’entreprendre.

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Le sociologue Alain Caillé invite à ima­gi­ner comment mieux vivre ensemble même sans croissance. © Liu Xueghong

Corrélat de ma question précédente : comment la société civile peut-elle résister à l’hubris des technosciences (transhumanisme, intelligence artificielle…) qui met en danger et méprise l’ensemble des valeurs convivialistes ?

Admettons qu’un nombre suffisant d’humains, jouissant d’une certaine influence, se persuade que nous n’avons pas d’autre choix que de définir une morale actuelle, que nous pourrions potentiellement universaliser, l’un des obstacles qu’il leur faudra surmonter sera la séduction exercée par ce que Friedrich Nietzsche appelait la « moraline », c’est-à-dire l’appel aux seuls bons sentiments, à la fraternité ou à l’amour de tous pour tous. Disons-le autrement. Le premier moteur de l’hubris est le désir de reconnaissance et l’impossibilité des humains à se contenter de ce qu’ils sont. Ce désir de mieux faire, d’être plus, n’est en rien répréhensible, au contraire, c’est lui qui peut nous permettre de progresser. Tout le problème est de lui trouver des débouchés, de bien identifier les champs où il puisse se déployer au bénéfice de l’humanité et non à son détriment. Pour le formuler en quelques mots, nous nous trouverons tous mieux si nous rivalisons pour créer de la musique, des livres ou de la peinture, pour inventer de meilleures manières de vivre ensemble, dans la quête de la connaissance scientifique, pour mieux jouer au foot ou à la pétanque, etc., que si nous nous battons pour nous enrichir par tous les moyens ou pour tuer le plus de gens possible. Et c’est là où la société civile a son rôle, crucial, à jouer. Elle seule sera capable de déployer des champs d’activité suffisamment excitants et donc attrayants pour détourner les humains de leurs passions tristes.

À l’universalisme et son risque d’impérialisme occidental et au repli sur les communautarismes, le convivialisme oppose un « pluriversalisme » qui, sans renoncer à l’universalité des principes éthiques et politiques, s’ouvre à la pluralité des cultures, de leurs valeurs. Comment le mettre en œuvre pratiquement ? Et comment activez-vous la diffusion du convivialisme afin de rallier un maximum de citoyens du monde prêts à s’engager dans la mise en œuvre d’un autre monde ?

Rien ne pourra s’opérer sans un basculement de l’opinion publique mondiale, et celui-ci n’a aucune chance de survenir si nous ne parvenons pas à mettre en réseau tous ceux qui sont actifs dans leurs sociétés civiles associationnistes respectives. Comment ? Une modalité possible est la création d’archipels convivialistes. La notion d’archipel (politique, au sens large) a été élaborée par le poète et philosophe antillais Édouard Glissant. L’idée centrale est qu’au sein d’un archipel, les différentes îles qui le forment ont une double identité : une « identité-racine » (chacun vit chez soi et y fait ce qu’il a à y faire), et une « identité-relation » (chacune des îles entretient diverses relations avec d’autres îles). Deux ou plusieurs îles, ou des insulaires d’îles différentes peuvent former un projet commun (affréter une « pirogue »). Il n’y a pas (c’est là le point crucial) de pouvoir central. Ou, plutôt, le lieu du pouvoir est un lieu vide, que personne ne peut s’approprier. À la limite, la seule chose qui relie les îles a minima, c’est le partage d’un nom commun. C’est déjà beaucoup. Nous essayons de faire émerger de tels archipels convivialistes. Si la mayonnaise prend, alors on verra bien se manifester les différences d’interprétation de notions et d’idéaux apparemment mutuels. Ce sera là du pluriversalisme en actes.