Quatre ans après la signature de l’accord de paix entre l’État et les FARC-EP et six mois après le début de pandémie de coronavirus, en Colombie, les « leaders sociaux », les défenseurs des droits humains et de l’environnement et les communautés rurales subissent une recrudescence de violences. Leur réponse ? La solidarité.
Entre le 24 mars et le 24 septembre 2020, 204 dirigeants de la société civile et activistes ont été abattus en Colombie, ce qui élève à 1 000 le nombre total de personnes assassinées depuis la signature de l’accord de paix en 2016. Ce chiffre vient s’ajouter aux meurtres de 8 de leurs proches et de 229 anciens combattants des FARC-EP1 signataires de l’accord, volontairement désarmés et retournés à la vie civile. Par ailleurs, 250 personnes ont perdu la vie dans 61 massacres commis depuis le début de cette année dans 19 des 32 départements colombiens2, les adolescents et les jeunes étant les plus touchés.
Alors que la Covid-19 (dont le bilan provisoire s’élève à plus de 825 000 infections et 26 000 décès) suscite la peur et l’incertitude quant à l’avenir du peuple colombien, les groupes armés ont étendu leur présence et provoqué de nouveaux déplacements forcés. Le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés a déclaré qu’entre janvier et mai 2020, 43 situations d’urgence dues à des déplacements massifs se sont produites, affectant 13 000 personnes dans cinq départements du pays3.
Confinement, isolement et vulnérabilité
Conséquence de la pandémie et du confinement, les leaders des mouvements sociaux et des associations paysannes et les militants assassinés depuis mars ont été tués à leur domicile ; l’immobilisation et l’enfermement constituant pour eux une nouvelle forme de vulnérabilité. Aujourd’hui, ils sont plus seuls qu’ils ne l’ont jamais été : l’interdiction de la libre circulation, l’inexistence de systèmes de transport et la peur de la mort ont désactivé les réseaux familiaux, de voisinage et organisationnels qui s’étaient mis en place. De plus, dans certains cas, l’Unité nationale de protection a suspendu les mesures de protection dont ils bénéficiaient jusqu’alors. Les groupes armés ont agi sans témoins, profitant des rues vides et de l’absence de la police, des forces armées et des personerías (entités relevant du ministère public qui représentent les citoyens dans le but de garantir la promotion, la protection et la défense de leurs droits fondamentaux, NDLR).
Durant le confinement, les exactions des groupes armés ont augmenté. Ici, des minorités provenant du Valle del Cauca protestent contre le viol de deux mineures par sept soldats armés. © Sebastian Barros/NurPhoto/AFP
Dans les zones rurales, éloignées, pauvres et isolées, comme la côte pacifique du Cauca, le nord du Cauca, le Magdalena Medio et le sud de Córdoba, là où vivent des communautés autochtones, afro-colombiennes et paysannes, les mesures visant à prévenir la propagation du coronavirus sont dictées par le gouvernement et réglementées par les autorités départementales et municipales. Mais elles sont mises en place par des groupes armés qui recourent à la violence et au meurtre pour sanctionner les infractions. Comme l’affirme Human Rights Watch, « la loi qui est imposée est la loi des balles, et les groupes illégaux sont impitoyables ».
Après avoir décrété l’isolement obligatoire, l’Armée de libération nationale (ELN), l’une des guérillas toujours actives en Colombie, a convoqué des réunions avec les communautés rurales de la région du Magdalena Medio afin de leur ordonner le strict respect des mesures. Les groupes armés dissidents des FARC-EP dans la région pacifique du Cauca ont fait circuler des tracts avec des messages allant dans le même sens. Héritiers du paramilitarisme, les dissidents et les groupes d’insurgés se disputent avec acharnement le contrôle du territoire, laissant la population au milieu de leurs affrontements. En Colombie, le conflit armé empire et s’éternise, et toutes les questions relatives à la vie quotidienne doivent être gérées comme en temps de guerre.
Pendant cette période, les Nations unies et les organismes nationaux et internationaux de défense des droits humains ont, plus que d’habitude, tenté d’attirer l’attention du gouvernement colombien sur la vulnérabilité accrue des « leaders sociaux » et des défenseurs des droits humains. L’enjeu est que les menaces d’atteinte à leur vie, à leur intégrité physique et émotionnelle soient reconnues, tout comme le recul des droits qu’ils défendent et l’appauvrissement de la démocratie. Le président Iván Duque Márquez n’a répondu à ces appels dans aucun des 83 décrets qu’il a adoptés dans l’exercice de ses pouvoirs législatifs extraordinaires pour éviter la propagation du coronavirus.
L’associatif en première ligne
De leur côté, les organisations qui défendent la terre, le territoire et l’environnement dans les zones rurales colombiennes ont mis en pratique les connaissances en matière de protection et ont intégré le coronavirus comme nouveau risque. Ensemble, avec leurs communautés, elles ont pris des mesures afin de prévenir et d’éviter la transmission. Elles ont organisé des groupes de travail pour vérifier le respect de ces mesures, en se relayant sur leur territoire afin d’identifier et d’enregistrer l’entrée des personnes et en les informant sur les dispositions à suivre. Elles se sont révélées de puissants canaux d’information sur le coronavirus, ont donné des conseils pour la fabrication de masques et de désinfectants faits maison, et celles qui ont obtenu des excédents alimentaires les ont partagés avec les habitants des villes voisines. L’Association des producteurs agricoles de Simití, la communauté paysanne de El Garzal dans la région du Magdalena Medio, et les communautés autochtones du Conseil régional autochtone du Cauca ont fait don de 5 000 kits alimentaires aux populations vulnérables de Popayán et ont encouragé le troc de produits alimentaires entre les communautés afin de soutenir le commerce équitable. Ces organisations vérifient au quotidien que chaque famille reçoive suffisamment de nourriture et reste en bonne santé. L’état d’alerte a permis d’activer de véritables chaînes de solidarité : avec ces actions, et beaucoup d’autres, ces organisations exercent la solidarité, construisent et renforcent les liens sociaux. Elles occupent un espace social qui ferme la voie à la domination des rebelles armés ou, du moins, limite leur exercice du contrôle social sur la population, et les empêchent de mettre en œuvre leur « justice » prévenant ainsi de nouveaux assassinats.
L’ONG Pensamiento y Acción Social, qui œuvre à la protection de l’environnement, au respect des droits et à la construction de la paix et qui accompagne ces communautés depuis une décennie, reconnaît leur travail et celui de ceux qui les soutiennent. Elle déplore l’absence de l’État qui, d’une part, exploite la pandémie et la peur pour cacher de grands scandales de violation des droits des jeunes femmes autochtones et des femmes commis par ses forces armées et qui, d’autre part, qui n’admet pas qu’il doit renforcer les organisations et les structures de protection des « leaders sociaux » et des activistes. On parle ici principalement des gardes paysannes, des guardas cimarronas, ces mécanisme d’autogestion des soins et de protection des valeurs ancestrales et du territoire mis en place par les communautés afro-colombiennes, et des convites, ces autorités ancestrales chargées d’exercer le contrôle territorial et d’organiser et de promouvoir des actions collectives de cohésion et de résolution des conflits internes aux communautés autochtones de la côte pacifique du Cauca, dont le soutien par l’État a été convenu dans l’accord de paix de 2016.
Dans ce contexte de pandémie, face à la faible application de l’accord de paix et à l’absence d’intervention de l’État dans ces régions rurales, il faut continuer de renforcer l’autonomie, la sécurité et la légitimité des associations de défense des droits et des communautés paysannes en leur fournissant des garanties. Elles méritent la reconnaissance et doivent recevoir du soutien, de l’appui et de l’autorité. Car les actions qu’elles mènent affaiblissent la force des groupes armés. Il est également essentiel que la coopération internationale maintienne et consolide son soutien politique et financier. Aujourd’hui, plus que jamais, sauver la vie de la population, des « leaders sociaux » et des personnes engagées dans la défense des plus vulnérables implique de créer les conditions pour que des expériences similaires de protection et d’autoprotection se multiplient, et pour que ceux qui les accompagnent renouvellent leurs méthodes et diversifient leurs stratégies afin de continuer à avancer ensemble.
1 Dernier chiffre donné par Rodrigo Londoño, chef de l’ex-guérilla des FARC, lors de la Conférence internationale pour l’application de l’accord de paix final le 26 septembre 2020.
2 « Informe de masacres en Colombia durante el 2020 », mis en ligne sur www.indepaz.org.co.
3 « Durante 2020, 13 mil personas han sido desplazadas por la violencia en el país : Acnur », mis en ligne sur www.radionacional.co, le 18 juin 2020.