La femme migrante cumule les problèmes rencontrés par les personnes vulnérables : manque de ressources financières, de statut protectionnel, invisibilisation, auxquels l’on ajoute des problématiques de solitude, de violences – notamment sexuelles – et de fuite de régimes autoritaires. Avec, au bout du chemin et comme motivation première, ce désir d’autonomie.
Cofondatrice avec Hélène Thiollet et Virginie Guiraudon du GIEM1 (le GIEC2 des migrations), maîtresse de conférence à l’Université de Paris, sociologue et géographe spécialiste des migrations dans l’espace euro-méditerranéen, Camille Schmoll interroge dans Les Damnées de la mer les enjeux d’un pan peu étudié des migrations : celles des femmes. Au travers d’une optique féministe, d’une enquête de longue haleine, elle dégage une pensée de l’articulation entre femmes et frontières. Les frontières que, venues d’Afrique, ces femmes traversent afin de gagner l’Europe ne sont pas seulement géographiques, spatiales. En butte au racisme, à une marginalisation redoublée en raison de leur genre, les survivantes de ces périlleux périples maritimes ont dû franchir des frontières sociétales, psychiques.
Le titre de votre essai se réfère à Frantz Fanon, à son ouvrage Les Damnées de la terre qu’il déplace en direction de femmes migrantes ayant décidé de traverser le désert, la Méditerranée, souvent seules, de manière autonome, afin de choisir une autre vie, de rompre avec le destin qui leur est assigné. Quelle est la méthode qui a présidé à la collecte des récits, des témoignages ? Pourquoi la migration des femmes est-elle quasi occultée, rendue invisible dans les médias, mais aussi dans le champ des études ?
La référence à Fanon était pour moi une façon de dire qu’aujourd’hui, une réflexion sur les rapports de domination ne peut s’affranchir de la question migratoire. Les migrations sont devenues capitales pour penser la relation de l’Europe au reste du monde et, plus particulièrement, à l’Afrique. « L’Europe est la création du tiers-monde », écrivait Franz Fanon : aujourd’hui, l’Europe résulte des exils et des souffrances qu’elle impose à celles et ceux qui souhaitent la gagner. Non seulement les entraves faites aux migrations changent le visage de l’Europe, mais les multiples violences infligées aux migrantes et aux migrants interrogent également son devenir. Mon livre est une enquête de sciences sociales mais il touche des sujets politiques : quel niveau de violence les politiques migratoires sont-elles susceptibles d’imposer aux personnes migrantes ? Sur ces thèmes, l’équilibre entre engagement et distanciation n’est pas toujours facile à tenir. Pour cette enquête, je suis partie des trajectoires féminines, car elles sont en général effacées du grand tableau médiatique des migrations, et cette invisibilisation est en soi une violence de plus faite aux femmes. Quand on les représente, ce n’est souvent que sous la forme de la figure classique de la suivante ou de la mère à l’enfant, alors que nombre d’entre elles entreprennent seules la traversée ! Ces traversées, je ne les ai pas expérimentées directement, mais j’ai interrogé les femmes à leur arrivée en Europe, à Malte et en Italie essentiellement, et puis je les ai suivies pendant plusieurs années puisque cette enquête a commencé au tout début des années 2010.
Dans cette enquête sur des trajectoires de vie, vous vous penchez sur les raisons (parfois imbriquées) qui poussent ces femmes à quitter leur pays. Qu’est-ce qui, dans leurs récits, prédomine ? L’exil économique ? La menace de persécutions, de guerres civiles ? Du réchauffement climatique ? De mariages forcés ? Un désir de liberté, d’indépendance ? Une attirance pour l’Occident perçu comme une terre de libertés, de travail, de consumérisme ?
On peut difficilement généraliser. L’imbrication des motivations, c’est un principe que j’ai souhaité maintenir dans l’écriture de ce livre et dans la restitution de l’expérience des femmes. Au moins pour deux raisons : d’abord parce qu’il y a une tendance à réduire les causes des migrations féminines à des questions de genre. Le sous-entendu est que, dans les pays d’où elles viennent, les hommes sont violents, machos et dominateurs, comme si le sexisme et la violence de genre s’arrêtaient aux portes de l’Europe ou aux frontières de l’Afrique ! C’est pourquoi j’ai voulu rappeler, qu’aux côtés de ces éléments ayant trait au genre, il y a également d’autres causes expliquant le départ des femmes et qui ont trait au contexte économique et politique. Dans certains cas, certains facteurs dominent : par exemple, pour les femmes érythréennes, la fuite d’un régime autoritaire qui impose le service militaire et surveille – y compris à distance – sa jeunesse est un facteur de départ absolument prépondérant. Ensuite, il faut rappeler que les projets migratoires évoluent au fil de la trajectoire : la longue traversée qu’entreprennent ces femmes est faite de violences mais aussi de rencontres et d’occasions favorables. Cette temporalité du parcours amène également, de la part des femmes, une prise de conscience de leur condition : elle redonne du sens à leurs trajectoires au fil de leur traversée. C’est pourquoi il est très éclairant de pouvoir les suivre sur le long terme.
Le faisceau de motivations, de causes qui poussent les femmes migrantes à se mettre en mouvement diffère-t-il de celui qui génère les migrations de jeunes Africains ? Vous complexifiez les divisions entre migrations forcées et migrations volontaires.
Oui, bien sûr, les situations sont très diverses et le genre n’est qu’un aspect parmi d’autres… La séparation entre migrations forcées et migrations volontaires est une nécessité aujourd’hui sur le plan politique, je ne conteste pas la notion de migration forcée de ce point de vue. Reconnaître la migration forcée, c’est assurer la protection de celles et ceux qui n’ont d’autre choix que de demander l’asile. Mais quand on entre dans le vif des histoires et des trajectoires, force est de constater que cette distinction n’est pas toujours opérationnelle, il y a un continuum. D’un point de vue analytique, la notion de migration forcée invisibilise la part d’initiative et de pouvoir-faire présente dans les mouvements migratoires. Ces initiatives peuvent être collectives d’ailleurs : je montre par exemple que la plupart des femmes que j’ai rencontrées sont des filles aînées, porteuses d’un désir familial de réussite ou d’évasion. En migrant, elles portent la responsabilité du sort des cadets, le destin familial repose entre leurs mains.
L’outil du genre vous permet de repenser les mouvements migratoires féminins et de déconstruire une vision androcentrée ainsi qu’une série de stéréotypes (les femmes africaines vues comme des Pénélope attendant de rejoindre leur Ulysse en Europe). Comment expliquer que, dans l’imaginaire, ces femmes oscillent entre victimes et héroïnes inventant des formes de résilience ?
Cette métaphore de Pénélope, je la dois à l’historienne Nancy L. Green qui a montré combien cette figure de la femme sédentaire, opposée à l’homme aventurier, est un universel de la pensée sur les migrations. Aujourd’hui, on parle davantage des femmes migrantes : ces figures féminines dégagent une force, il y a une séduction de ces femmes « puissantes ». Or, il faudrait parfois se méfier d’une telle séduction, qui peut pousser à romanticiser les femmes en migration. Ces femmes, comme toute autre personne migrante, se situent dans une autonomie en tension. La perspective féministe – et notamment intersectionnelle – nous aide à comprendre cela : elle nous montre l’entrelacement des rapports de pouvoir dans lequel se situent ces femmes tout en mettant en avant la capacité d’agir de ces femmes, leur désir d’autonomie.
Les voyages que les damnées de la mer entreprennent durant des mois, voire des années, sont marqués par une plus grande vulnérabilité, un surcroît de violence, par un risque de mortalité accru. Vous écrivez que, plus nombreuses que les hommes au départ, elles sont moins nombreuses à l’arrivée.
On peut difficilement évaluer le nombre de personnes qui périssent en route, alors on est bien loin de pouvoir chiffrer ces décès par genre ! Mais il y a néanmoins un faisceau d’indices qui nous montre que les femmes sont plus vulnérables à la traversée des frontières. La violence sexuelle, quasi systématique, l’exploitation du corps des femmes, comptent parmi les facteurs qui contribuent à les vulnérabiliser au fil de leur traversée. Celles que j’ai rencontrées sont finalement des rescapées. Mais il y a aussi l’attente – une fois arrivées en Europe – qui est terrible ! De ce point de vue, il y a un paradoxe des politiques migratoires européennes qui, tout en érigeant ces femmes au statut de victime, concourent – directement et indirectement – à les vulnérabiliser.
1 Groupe international d’experts sur les migrations.
2 Groupe international d’experts sur le climat.