Espace de libertés | Novembre 2020 (n° 493)

Plus que jamais, en période de pandémie, la solidarité s’est révélée indispensable à la survie de la collectivité. Pilier de la laïcité, avec l’égalité et la défense des libertés, elle s’appuie sur des mécanismes multiples, volontaires ou spontanés, mais toujours guidés par l’intuition que, face à de grands dangers, l’individualisme ou la rivalité ne peuvent qu’aggraver la situation.


À l’heure où la nature se déchaîne, du virus infiniment petit à l’énormité de calamiteux ouragans et tempêtes, sans parler de la fonte des glaces, elle n’a jamais été autant présente dans les esprits et les programmes de gouvernement. L’observation scientifique nous apprend que si la compétition et la lutte peuvent être des moteurs, plus les conditions de vie sont rudes, plus la faune et la flore développent des services mutuels entre espèces, des comportements d’entraide et de survie collective. L’apologie du « chacun pour soi » et du profit aveugle avait déjà creusé les inégalités ; la crise de la Covid a frappé de plein fouet les laissés-pour-compte qui gardaient encore la tête hors de l’eau.

Le dossier de ce numéro d’Espace de Libertés dresse un bilan terrible : le basculement des enfants dans une pauvreté insoutenable, la précarisation croissante des femmes dans notre pays, parce que oui, « la pauvreté aussi est sexiste », avec son corollaire : l’accroissement des personnes qui, autour de nous, se retrouvent sans toit, et certaines sans droits. L’enfermement dans des espaces exigus a déchiré des familles, provoqué ou augmenté les actes de violence psychique et physique ; déconnecté les plus fragiles des réseaux scolaires ou d’accompagnement.

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L’après, c’est maintenant

Alors, que faire ? Comment penser, non pas l’après, non pas le monde de demain, mais celui d’aujourd’hui, dans l’urgence que ces constats commandent ?

Le mouvement laïque n’a pas de recettes toutes faites ni de figures providentielles à proposer. Mais il retrousse ses manches, en commençant par rendre visible ce que l’on préfère ne pas voir. Le but de la campagne « Égaux, ensemble » que nous soutenons cette année est de créer des ponts, de tisser des filets de sécurité et de promouvoir des espaces pour fédérer, échanger, et se rassembler autour d’un projet commun : celui d’une société plurielle et engagée pour une réelle autonomie de chacun et chacune, au quotidien. Le programme est vaste, mais nous ne partons pas de zéro. Bien au contraire ! La laïcité, ouverte sur le monde, vise le bien-être, l’autonomie de décision et l’émancipation des personnes, et s’exerce dans le respect de leurs convictions philosophiques et politiques. L’objectif premier des propositions envisagées est de ne laisser personne au bord du chemin.

Grâce aux actions concrètes des sept régionales, aux bien nommés réseaux laïques de solidarité, aux Maisons de la laïcité ouvertes à toutes et à tous sur l’ensemble du territoire de la Fédération Wallonie-Bruxelles et, bien entendu, par le travail de proximité de toutes ses associations constitutives, le mouvement laïque compose, sur le terrain, un maillage de soutien qui évite la verticalité et les effets pervers d’une position condescendante. Échange de savoirs, alphabétisation, aide à l’emploi, soutien scolaire, boutique de vêtements de seconde main, ateliers de socialisation ont été et restent des lieux indispensables à l’exercice de cette solidarité.

Mais aujourd’hui, ce sont surtout les mentalités qu’il est urgent de toucher, dans le sens de l’expression « toucher au cœur ». L’insensibilisation au sort d’autrui, le repli comme stratégie de protection sont devenus la norme ; la solidarité et l’entraide, des exceptions. Sauf que… au plus fort de la crise sanitaire, ce sont ces formes d’altruisme qui ont sauvé le pays et ses habitants. En première ligne, dans les maisons de repos, les hôpitaux, les grandes surfaces, derrière les portes des maisons pour coudre des masques ou fabriquer des casques en plexi, dans les quartiers en s’assurant que les plus isolés aient accès aux vivres et aux médicaments nécessaires. Et aux fenêtres, lors des concerts de casseroles et d’applaudissements pour les soignants quand, le cœur serré, à 20 heures, chaque citoyen avait suivi les courbes de l’épidémie et pris connaissance du nombre de malades et de décès. Cette émotion partagée n’a pas disparu, mais elle s’amenuise. À moins que l’on ne la cultive pour que cette chaleur humaine perdure et se répande, dans tous les interstices de notre vie sociale.

Un programme «solidaire, prospère et durable »

Si les défis peuvent sembler insurmontables, rien n’est possible sans la volonté de les relever. En parallèle à la crise sanitaire et à celle, sociale et économique, qui a déjà commencé à faire des ravages, la crise politique semblait interminable et insoluble. Le spectre d’une Belgique sous le joug des identitaires et de l’extrême droite plombait l’horizon bouché par des exclusives. Et pourtant. In extremis, un accord de gouvernement a mis fin à l’instabilité, s’arc-boutant sur des piliers qui vont dans le sens attendu par la population puisque le programme sur lequel sept partis se sont mis d’accord s’affirme « solidaire, prospère et durable ». Ses thèmes et leur priorisation, ainsi que la volonté de rassembler les citoyens, la société civile et les politiques, tranchent sensiblement avec la précédente législature. L’accent mis sur la nécessité de services publics performants opère une rupture avec le démantèlement de l’État social. De quoi donner un peu d’oxygène dans de nombreux domaines, en particulier celui de la santé – en ce compris la santé psychique –, enfin massivement refinancé. Idem pour la justice, dont les moyens seront considérablement accrus, avec des dispositifs pour une justice plus efficace, plus accessible et plus compréhensible notamment, grâce à des sanctions alternatives à la prison et – il était temps – des moyens pour un travail de réintégration des détenu.e.s.

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Des moyens financiers sont indispensables, mais le renouveau démocratique passe aussi par une meilleure participation des citoyens aux décisions qui les concernent. Ici également, l’accord prévoit la possibilité de pétitions de citoyens, donnant lieu le cas échéant à des propositions d’initiative législative, à l’abaissement de l’âge de vote aux élections européennes à 16 ans, mais aussi à la lutte contre la désinformation et la propagation des fake news ou à un statut de lanceur d’alerte.

Quel billet pour ceux qui ne sont pas à bord ?

Sans nous lancer dans l’analyse complète de l’accord, la volonté du tout digital doit nous alerter sur les risques de fracture, la précarité numérique étant déjà une réalité qui touche les plus vulnérables, redoublant les risques d’exclusion. Le mouvement laïque a, depuis des années déjà, organisé une formation technologique pour les personnes sans emploi et les bénéficiaires du revenu d’intégration sociale ou de l’aide sociale. Un accompagnement qui va s’avérer encore davantage nécessaire, car l’informatisation des démarches en tout genre ne fera que s’accroître. La lutte contre la pauvreté, contre les discriminations et les violences envers les femmes fait également figure de priorité du gouvernement, tout comme celle contre le racisme, assortie d’un plan d’action national de sécurité prévoyant le délit de discrimination et de haine.

Les mesures annoncées vont donc bien dans le sens des revendications énoncées dans notre dernier mémorandum. La vigilance restera évidemment de mise tout au long de la législature afin que le bilan soit à la hauteur des ambitions affichées. Restons aussi prudents : la crise sanitaire n’est pas terminée, de terribles conséquences sociales et économiques sont à redouter, mais les planètes semblent alignées sur une volonté commune : remettre l’humain au cœur des préoccupations, tous les humains, qu’ils vivent ici ou viennent d’ailleurs. Sur ce dernier plan, l’accueil des exilés forme une tache aveugle sur la feuille de route. Malgré quelques annonces prometteuses, il ne semble pas que l’Union européenne révolutionne, dans les faits, sa politique d’asile et que les mesures envisagées bénéficient effectivement aux migrants.

Le chemin sera encore long pour que chacun et chacune reste ou remonte à bord du vaisseau que nous avons tous la responsabilité de mener sur les eaux mouvementées de l’histoire. Elle s’écrit jour après jour.