Actualités

Festival des libertés. Allocution de Véronique De Keyser

Festival des libertés. Allocution de Véronique De Keyser

Discours de Véronique De Keyser, présidente du Centre d’Action Laïque, à l’occasion de l’inauguration du Festival des Libertés, le 10 octobre 2024.

festivaldeslibertes.be

C’est au cri de Karama – dignité en arabe – qu’ont démarré les printemps arabes de 2011. En Tunisie d’abord, mais le soulèvement allait s’étendre comme une trainée de poudre aux autres pays du Sud de la Méditerranée. Partout les gens réclamaient leur dignité face à des pouvoirs corrompus, mis en place et protégés par les anciens colonisateurs. Tous les hommes naissent libres et égaux en dignité et en droit.  Mais la dignité est un oiseau fragile. Les armes tuent, les paroles tuent, mais le regard aussi peut tuer. Toni Morrison, la grande écrivaine américaine noire, Prix Nobel de littérature en 1993, raconte qu’elle n’a découvert qu’elle était Noire que très tard, à l’adolescence, dans le regard des Blancs qui l’invisibilisait.

Et j’y pensais en lisant les carnets de bord de Rami Abou Jamous à Gaza1. Rami est le fondateur de Gaza Press, qui fournissait jusqu’il y peu, aide et traduction aux journalistes occidentaux. Mais aujourd’hui il est réfugié avec toute sa famille à Rafah. Et il cherche désespérément à transfigurer pour son fils Walid, l’horreur qui l’entoure. Ses chroniques m’ont rappelé La Vie est Belle, ce film de Roberto Benigni sorti en 1998. Il parle de l’amour d’un père envers son enfant alors qu’ils sont prisonniers dans un camp de concentration. Pour éviter à son fils la réalité terrible qui les entoure, il en joue, la rend irréelle, la transforme en conte, et son humour désespéré est bouleversant. Le carnet de bord de Rami est de cette lignée, la lignée aussi des institutrices ukrainiennes qui faisaient chanter et rire les enfants dans le métro de Kiev pendant les bombardements.  Car jusqu’à un certain point l’imaginaire permet d’échapper à l’horreur. Jusqu’à un certain point seulement.

Voici quelques lignes de Rami, datées du 24 septembre dernier. « Quand la pluie a commencé, Walid a été surpris. Avant, quand nous habitions encore notre appartement de Gaza-ville, la pluie était pour lui un spectacle agréable. Je sortais sur le balcon, je le prenais dans mes bras. On avait une vue panoramique et on regardait, bien au chaud, la pluie tomber sur Gaza. Il tendait la main pour toucher la pluie, c’était quelque chose de doux, une grande joie. Cette fois, pour la première fois, il a vraiment senti la pluie. Elle était très forte et moi, je ne pouvais pas lui dire qu’on était en train d’être inondés, et qu’on n’aurait plus de lit pour dormir parce que les matelas et les couvertures étaient mouillés, que ça n’allait pas s’arrêter et qu’on allait tous tomber malades. Je ne pouvais pas lui dire tout ça, alors j’ai préféré le prendre en photo et le filmer en train de s’amuser sous la pluie. Il sautait dans les flaques en disant: ‘Papa, papa! Regarde, c’est la pluie!’ Mais je savais que le lendemain, il allait tomber malade parce qu’il n’avait qu’un t-shirt et un short. (…) Cet automne, puis cet hiver, on sera tous dans la rue, dans la boue, tous malades et sans même la possibilité de se laver les mains, parce qu’il n’y a pas de savon. C’est vraiment l’humiliation totale. Je ne vois pas le rapport avec ‘l’éradication du Hamas’, le but déclaré de cette occupation ».  

Nous ne pouvons pas, ce soir, transfigurer le pogrom du 7 octobre et ses viols collectifs, ni l’interminable captivité des otages à Gaza, ni sa population palestinienne décimée. Les responsables de ces crimes en sont comptables et ils seront, tous, jugés par la justice des hommes. Ce que nous savons par contre d’autres survivances, c’est que cette transfiguration du réel est constante et signe la résistance des victimes au milieu de l’enfer. Il y a longtemps déjà, dans le cimetière Juif de Prague, j’ai visité une exposition de dessins d’enfants juifs dans les camps. Je croyais y voir le reflet noir d’Auschwitz et j’ai découvert des dizaines de soleils, de jardins, des cuisines avec des mamans qui préparaient le repas. Et des bougies sur des gâteaux d’anniversaire. Ces victimes là ne réclamaient pas la vengeance et le sang: juste de retrouver enfin le sourire et la paix. D’être de nouveau humains. Et nous sommes ce soir les dépositaires de ce désir, plus fort que la guerre et la mort. Sachons en être dignes. Et commençons ce chemin vers la paix ensemble, dans le débat et la fraternité. Nous leur devons bien cela. Merci, merci mille fois, à Bruxelles Laïque et à Ariane Hassid sa présidente, d’avoir accueilli leur message qui traverse et transcende ce Festival des libertés. Et des dignités.

Véronique De Keyser,
Présidente du Centre d’Action Laïque


  1. Orient XXI, un media on line de journalistes français indépendants et spécialistes du Moyen Orient, consacre un blog dédicacé aux chroniques régulière de Rami A.J. ↩︎
Thématiques abordées: