
Par un acrobatique contre-pied à l’endroit de sa première décision rendue, rappelons-le, à l’unanimité, la Cour européenne des droits de l’Homme autorise aujourd’hui l’Italie à maintenir les crucifix dans les écoles publiques en « l’absence d’éléments attestant l’éventuelle influence que l’exposition d’un symbole de cette nature sur les murs des salles de classe pourrait avoir sur les élèves ».
La Cour, qui a voté cette volte-face par 15 voix contre deux, estime en effet que pour ce qui touche à des sujets sensibles – comme le port de signes religieux ou le droit à la santé reproductive – sur lesquels il n’existe pas de large consensus en Europe, les États conservent une « marge d’appréciation » (sous le contrôle marginal de la Cour) pour maintenir des législations qui peuvent être contradictoires. C’est ainsi que l’Italie peut désormais conserver les crucifix dans ses écoles alors qu’ils sont interdits sur les murs des écoles belges ou françaises.
On notera encore que la Cour, si elle justifie son arrêt par la notion de « marge d’appréciation » laissée aux États, a cru nécessaire de préciser que la présence des crucifix dans les écoles publiques est un « symbole passif » et qu’elle doit être « relativisée » par le fait que « cette présence n’est pas associée à l’enseignement obligatoire du christianisme ». Il ne manquerait plus que ça… Elle ajoute que rien n’indique que les autorités italiennes soient intolérantes pour autant à l’encontre des autres religions reconnues ou des non croyants. Signalons aussi que l’un des juges de la Haute Cour, l’Italien Luigi Tosti, qui avait refusé de siéger dans une cour arborant ostensiblement un crucifix, avait été révoqué avant le vote.
Pour le Centre d’Action Laïque, comme le premier arrêt l’avait très justement relevé, il est nécessaire que l’État et les institutions soient et apparaissent impartiaux, pour ne pas donner l’impression – vraie ou fausse, le débat n’est pas là – qu’il adhère ou favorise un système de croyance ou une conviction par rapport aux autres. Ceci est d’autant plus important lorsque l’Etat s’adresse à un public jeune (il s’agit d’écoles) et captif (l’école est obligatoire).
Il faut rappeler que, tant le Centre d’Action Laïque que la Fédération Humaniste Européenne avaient demandé à être admis à la cause, ce qui leur fut refusé sans autre explication. Il n’est donc pas surprenant de voir que les parties admises sont très majoritairement issues de pays possédant des religions d’État, d’associations chrétiennes et de parlementaires rassemblés en groupe défendant des positions particulièrement étonnantes, comme celle qui consiste à dire que « les symboles religieux ont une dimension laïque » (sic). L’ONG Eurojuris, dans une analyse jurisprudentielle très fouillée, relève que « la présence de crucifix dans les salles de classe des écoles publiques italiennes est prescrite non par la loi, mais par des règlements hérités de la période fasciste qui reflètent une conception confessionnelle de l’Etat aujourd’hui incompatible avec le principe de laïcité consacré par le droit constitutionnel positif. » Il en faut apparemment plus pour émouvoir la Cour…
Plus que jamais, l’urgence d’une séparation claire des Églises et des pouvoirs publics apparaît en pleine lumière!
Rétroactes
À la base de cette affaire, une mère de famille, Soile Lautsi, habitant à Abano Terme (Italie), réclamait le droit d’éduquer ses enfants conformément à ses convictions laïques. Elle soutenait que la présence de crucifix dans toutes les classes de l’école publique fréquentée par ses enfants était contraire au principe de laïcité et pouvait donner aux enfants le sentiment que l’État se place du côté des croyants. Face au refus de l’école d’enlever les crucifix, elle a introduit plusieurs recours en Italie avant de saisir la Cour européenne des droits de l’homme.
Premier arrêt du 3 novembre 2009: la Cour condamne l’Italie
Dans un arrêt du 3 novembre 2009 rendu à l’unanimité des sept juges et remarquablement argumenté, la Cour insiste sur l’importance de la neutralité de l’État: « L’État est tenu à la neutralité confessionnelle dans le cadre de l’éducation publique où la présence aux cours est requise sans considération de religion et qui doit chercher à inculquer aux élèves une pensée critique. » Cet impératif est d’autant plus important selon la Cour quand la personne confrontée à une croyance exprimée par l’Etat ne peut s’en dégager ou seulement « en consentant des efforts et un sacrifice disproportionnés », comme c’est le cas pour les élèves. La Cour a ainsi condamné l’Italie sur base du droit pour les parents à éduquer leurs enfants conformément à leurs convictions, droit protégé par l’article 2 du protocole n°1 à la Convention européenne des droits de l’Homme, examiné conjointement avec l’article 9 de la Convention (liberté de pensée, de conscience et de religion).
De son côté, pour sa défense, le gouvernement italien soutenait que le crucifix n’est plus spécifiquement un symbole chrétien mais un « fait naturel », qui revêt une signification « neutre et laïque » (!) en référence à l’histoire et à la tradition italiennes. Comme elle en a le droit, l’Italie avait demandé que l’affaire soit rejugée devant la Grand Chambre de la Cour, composée de dix-sept juges, selon une procédure réservée aux affaires exceptionnelles.
Réactions nombreuses et interventions à la cause
L’arrêt avait suscité de très nombreuses réactions politiques en Italie et en Europe (jusqu’au Parlement européen). Les Eglises, Vatican en tête, s’étaient fortement mobilisées pour critiquer cette « ingérence » de la Cour dans les affaires italiennes. La famille de Soile Lautsi s’est fait injurier publiquement par des responsables politiques et a reçu des menaces de mort. Fait unique, dix Etats sont intervenus volontairement à la cause pour soutenir l’Italie dans ce qui ressemble à une « Sainte-Alliance » entre États catholiques et orthodoxes (Arménie, Malte, Lituanie, Saint-Marin, Monaco, Russie, Grèce, Bulgarie, Roumanie et Chypre), de même que 33 députés du Parlement européen. La Cour avait également autorisé l’intervention de six ONG, trois qui défendaient la laïcité et trois qui défendaient les crucifix. Autant dire que les partisans de l’option laïque n’avaient aucune chance…