L’arsenal juridique permet-il de lutter contre la désinformation ? Les lois existantes sont-elles à même de contrer efficacement la diffusion de fausses nouvelles ? Dans quelle mesure menacent-elles les droits fondamentaux ? En bref, faut-il légiférer ?
Suite à l’apparition de fake news pendant l’élection présidentielle française, et dans le contexte de prise de conscience du danger qu’elles représentent après l’élection de Donald Trump et le vote en faveur du Brexit, Emmanuel Macron a annoncé la préparation d’une loi pour lutter contre cette pratique. L’adoption de la « loi anti-fake news » (1) a donné lieu à des craintes sur le risque qu’elle ferait peser sur la liberté d’expression, d’autant plus que d’autres États ont adopté des lois allant dans le même sens.
En premier lieu, la loi oblige les opérateurs de plateformes en ligne à fournir à l’utilisateur une information loyale, claire et transparente sur l’identité de la personne qui la rémunère, et ce dans « l’intérêt général attaché à l’information éclairée des citoyens en période électorale et à la sincérité du scrutin ». Cette disposition est bienvenue car elle vise à garantir la transparence sur l’origine des informations, et n’entrave pas l’expression de l’information ou des opinions. Cet article de la loi a d’ailleurs été approuvé par le rapporteur spécial de l’ONU sur la liberté d’expression.
Craintes et controverse
La disposition la plus controversée concerne la possibilité de saisir le juge « lorsque des allégations ou imputations inexactes ou trompeuses d’un fait de nature à altérer la sincérité du scrutin à venir sont diffusées de manière délibérée, artificielle ou automatisée et massive par le biais d’un service de communication au public en ligne » ; le juge peut exiger des opérateurs qu’ils fassent cesser cette diffusion. Cet article en particulier a été critiqué, notamment en raison de la difficulté pour le juge de déterminer aussi rapidement si une information remplit ces conditions et d’estimer le risque sur une élection qui, par définition, n’a pas encore eu lieu (2). Il faut savoir que d’autres lois visaient déjà la diffusion de fausses nouvelles, mais l’intérêt de cette nouvelle réglementation réside dans le caractère immédiat des mesures de retrait de contenu, sans attendre la décision d’un tribunal. Précisons encore que la première version de la loi était beaucoup plus vague, en ce qu’elle visait la diffusion de « fausses informations ». Suite à des critiques (3), cette disposition a été modifiée pour ne viser que les informations trompeuses « diffusées de manière délibérée, artificielle ou automatisée et massive », ce qui vise spécifiquement les fake news telles qu’utilisées pendant les élections américaines. Devant la crainte du caractère disproportionné eu égard à l’importance de la liberté d’expression en période électorale, le Conseil constitutionnel a jugé que le caractère inexact ou trompeur devait être « manifeste ».
La loi donne enfin pouvoir au Conseil supérieur de l’audiovisuel d’ordonner la suspension de la diffusion jusqu’à la fin du vote, s’il constate qu’un service de radio ou de télévision « contrôlé par un État étranger ou placée sous l’influence de cet État » diffuse de façon délibérée « de fausses informations de nature à altérer la sincérité du scrutin ». Il s’agit clairement d’une référence aux organismes dépendant du gouvernement russe qui avaient été mis en cause à diverses occasions pour diffusion de fausses nouvelles.
La position de Strasbourg
Pour la Cour européenne des droits de l’homme, l’article 10 de la Convention qui consacre le droit à la liberté d’expression « ne laisse guère de place pour des restrictions […] dans le domaine du discours politique ou des questions d’intérêt général » (4). Dans sa jurisprudence étoffée concernant le journalisme, la Cour a de manière constante jugé que la presse joue un rôle éminent de « chien de garde » de la démocratie ; il lui incombe « de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général » (5), avec des limites tenant à la bonne foi et au respect de la déontologie journalistique. Dans les cas autres que le journalisme, et concernant des déclarations ou écrits dans un contexte politique, et plus encore en période électorale, la Cour a de manière constante jugé que les restrictions à la liberté d’expression ne sont possibles que dans des hypothèses très limitées.
Ainsi, dans une affaire où une personne a été lourdement condamnée pour avoir affirmé en période électorale que le président ukrainien sortant était décédé et avait été remplacé par un sosie par son entourage, la CourEDH a conclu à la violation de l’article 10, malgré le caractère évidemment mensonger du propos (6). La Cour avait retenu la bonne foi du requérant, qui n’avait fait que transmettre une fausse information qu’il croyait authentique.
Dans une autre affaire (7), une personne a été condamnée pour avoir affirmé qu’un candidat à la fonction de bourgmestre couvrait les activités d’une association soupçonnée d’adhérer à l’idéologie néo-nazie. En exigeant du requérant qu’il fournisse des preuves formelles, les tribunaux ont violé son droit à la liberté d’expression. Notons que la personne visée était un homme politique local, donc qui doit accepter de se soumettre à la critique ; du fait du contexte électoral, il s’agissait clairement d’une question politique et d’intérêt public, où les restrictions à la liberté d’expression sont strictement encadrées.
Toujours en période électorale, dans une commune polonaise cette fois (8), la CourEDH a admis qu’ »il est nécessaire de lutter contre la dissémination d’informations fallacieuses à propos des candidats aux élections afin de préserver la qualité du débat public ». Cependant, la liberté d’expression sur des questions politiques d’intérêt public est large ; là aussi, en exigeant qu’il apporte la preuve de ses propos, le droit à la liberté d’expression du requérant avait été violé.
À propos du blocage par les autorités de posts de blog et d’un compte sur un réseau social, la Cour a jugé que des mesures préventives bloquant la diffusion d’informations sur Internet ne peuvent être justifiées que par « un besoin social impérieux » (9). Pour la Cour, « la possibilité pour les individus de s’exprimer sur Internet constitue un outil sans précédent d’exercice de la liberté d’expression » ; les restrictions préalables présentent de « grands dangers ». En effet, « l’information est un bien périssable et en retarder la publication, même pour une brève période, risque fort de la priver de toute valeur et de tout intérêt ».
Dans tous ces cas, la Cour a conclu à une violation du droit à la liberté d’expression. Des limites ne peuvent y être mises que sous des conditions très strictes. Cependant, il ressort de cette analyse que l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme ne garantit la diffusion de propos même inexacts ou non prouvés que si elle était faite de bonne foi, dans le but de contribuer au débat sur des questions d’intérêt général. Le droit ne couvre pas le mensonge délibéré sur des questions de fait. De même, une certaine vigilance peut être exigée de toute personne qui fait usage de sa liberté d’expression, comme le respect de la déontologie dans le cas de journalistes. Il est possible d’en conclure qu’une loi qui vise spécifiquement la diffusion d’allégations manifestement inexactes ou trompeuses, diffusées de manière « délibérée, artificielle ou automatisée et massive » serait compatible avec la Convention, dans la mesure où elle ne s’appliquerait pas à des cas similaires à ceux qui ont été étudiés. Tant que la loi ne limite pas la liberté d’expression de personnes contribuant de bonne foi à un sujet d’intérêt public, même de manière inexacte ou sans preuve formelle, mais ne s’en prend qu’à la diffusion de fausses nouvelles de manière organisée, délibérée et massive, elle ne semble pas contraire aux droits fondamentaux. Bien appliquée, elle pourrait même contribuer à protéger le débat d’interférences extérieures et artificielles.
L’éducation aux médias
La loi « anti-fake news » comporte aussi des dispositions relatives à l’éducation aux médias et à l’information, notamment dans les écoles, où une « formation à l’analyse critique de l’information disponible » est prévue. L’éducation aux médias est en effet une mesure indispensable pour développer l’esprit critique dans la jeunesse et une capacité de distanciation et de réflexion sur le flux continu d’informations auquel tous sont soumis. Des citoyens conscients et critiques sont la meilleure garantie contre les manipulations. Le rapport de l’Union européenne (10) préconise une approche multidimensionnelle, fondée notamment sur la transparence des informations fournies en ligne, et de leurs sources de financement. Sur ce sujet, comme sur la nécessité de développer l’éducation aux médias, le rapport rejoint la loi française. Il précise cependant qu’il est en défaveur de la « censure bien intentionnée » qui ne ferait qu’augmenter la méfiance du public envers les autorités.
La loi « anti-fake news » n’est entrée en vigueur que depuis le début de l’année 2019. En outre, comme elle ne s’applique qu’à une période de trois mois précédant un scrutin, nous ne disposons que de la maigre pratique portant sur les élections au Parlement européen pour dresser un bilan. À cette occasion, elle n’a donné lieu qu’à une seule saisine du juge (11), après un tweet du ministre de l’Intérieur concernant des événements ayant eu lieu en marge d’une manifestation. Le tweet était clairement et volontairement exagéré, mais reposait sur une certaine base factuelle, alors que la loi ne vise que « toute allégation ou imputation d’un fait dépourvu d’éléments vérifiables de nature à la rendre vraisemblable ». La requête a donc été rejetée. En outre, ses auteur, deux politiques d’opposition, ont affirmé l’avoir faite précisément pour montrer que la loi est inapplicable en pratique.
Par ailleurs, dans certains pays non-démocratiques, comme la Russie et Singapour, la portée de ces lois est beaucoup plus large. Aux mains d’un pouvoir non-démocratique et en l’absence de tribunaux indépendants à même de garantir les droits fondamentaux, une loi contre les « fausses informations » peut donc devenir une arme redoutable contre toute forme d’opposition.
(1) Loi n° 2018-1202 du 22 décembre 2018.
(2) Arguments présentés par les auteurs de la saisine du Conseil Constitutionnel, v. décision n°2018-773 du 20 décembre 2018.
(3) Notamment du Conseil d’État français et du rapporteur spécial de l’ONU sur la liberté d’expression.
(4) CourEDH, Wingrove c. Royaume-Uni, 25 novembre 1996.
(5) Colombani et autres c. France, Requête no 51279/99, arrêt du 25 juin 2002.
(6) Salov c. Ukraine, requête no 65518/01, arrêt du 6 septembre 2005.
(7) Brosa c. Allemagne, requête no 5709/09, arrêt du 17 avril 2014.
(8) Brzezinski c. Pologne, requête no 47542/07, arrêt du 25 juillet 2019.
(9) Kablis c. Russie, requêtes nos 48310/16 et 59663/17, arrêt du 30 avril 2019.
(10) Rapport du groupe indépendant de haut niveau sur les fake news et la désinformation en ligne, 2018.
(11) « Inefficace ou mal comprise, la loi contre les fake news toujours en question », mis en ligne sur www.france24.com, le 19 juin 2019.