Espace de libertés | Novembre 2019 (n° 483)

Nature et littérature : nos consolations


Culture

Longtemps, la nature fut pour la littérature une muse, un modèle à imiter, une merveille à célébrer, une consolation. À présent, c’est la littérature qui doit consoler la nature, lui rendre corps et voix, témoigner de ses beautés perdues et menacées.


Marguerite Yourcenar estimait qu’il existait un continuum indiscutable entre la violence envers les bêtes et celle envers les hommes, que la cruauté s’initiait là, dans la tolérance à une souffrance quelconque. « L’homme coupable de férocité, ou, ce qui est peut-être encore pis, de grossière indifférence envers la torture infligée aux bêtes est aussi capable qu’un autre de torturer les hommes. Il s’est pour ainsi dire fait la main », écrivait-elle. La première femme élue membre de l’Académie française, auteure de L’Œuvre au noir, est aussi celle qui, à la fin des années 1960, alerte Brigitte Bardot sur le massacre des phoques dans les eaux canadiennes. Elle trouvera en l’actrice un relais populaire, fidèle, acharné, quelles que furent les moqueries que Bardot dut endurer à l’instar de tous ceux – et celles surtout – qu’on soupçonne d’aimer les animaux par haine des hommes, comme si à la place du continuum se trouvait un antagonisme.

Innocence et apocalypse

De Tolstoï le végétarien à Romain Gary auteur, avec Les Racines du ciel, du « premier roman écologique », un certain nombre d’écrivains se sont montrés sensibles à la cause animale et à l’exploitation scandaleuse des ressources. Pourtant, à l’échelle de l’histoire littéraire, la nature a très longtemps été considérée non comme une partie de nous-mêmes à préserver mais comme une muse, « la » muse, bardée de connotations édéniques, pourvoyeuse de grands frissons. Ce rapport a connu un spectaculaire renversement au cours des dernières décennies.  » La nature, auparavant, était connotée par l’innocence », commente l’écrivaine belge et philosophe Véronique Bergen. « On évoluait dans une dichotomie nature/culture. En art, la mimésis visait à imiter la nature, à en rendre compte dans toute sa gloire, sa splendeur. Aujourd’hui, nous avons compris que c’était une entité à laquelle nous appartenions, avec laquelle nous étions dans un rapport de codépendance. Ce n’est plus elle qui nous protège : c’est nous qui devons la protéger. »

Pour Véronique Bergen, le rôle de la littérature dans le combat écologique demeure très modeste, même si le travail formel peut participer à « donner corps et voix au non-humain ». On peut s’en réjouir : quel cauchemar ce serait que de voir l’écologie devenir une thématique obligatoire, une figure imposée sans laquelle point de salut.

Entre fascination et horreur

« J’ai l’impression que la littérature contemporaine s’empare plutôt de l’enjeu de l’apocalypse, de la fin du monde, avec un mélange ambivalent et ambigu de fascination et d’horreur », observe l’auteure. Les écrivains s’attarderaient donc davantage sur les peurs et la culpabilité engendrées par l’inconséquence de l’homme que sur le crime lui-même. « Je pense que les lanceurs d’alerte ont plutôt été du côté des penseurs de l’écologie profonde comme Arne Næss, Bruno Latour, Haroun Tazieff, Théodore Monod qui ont soulevé ce problème dans les années 1950 et 1960 déjà », poursuit Véronique Bergen qui se dit aujourd’hui inspirée par les voix des chamans Raoni et Davi Kopenawa en Amazonie, « derniers gardiens de la forêt ». « C’est en eux qu’il me semble qu’on peut trouver l’énergie, l’inspiration. En raison de l’urgence, j’ai tendance à privilégier ceux qui sont du côté de la matière plutôt que de la théorisation et de la réflexion. Mais j’insiste aussi sur le fait que la mentalité qui consiste à exploiter sans vergogne les ressources naturelles est exactement la même que celle qui consiste à exploiter les ressources humaines. Le paradigme est similaire : hyperproductiviste, consumériste, d’un néo-libéralisme dur. » Un paradigme que la littérature contemporaine est tout aussi à même de dénoncer, dans le fond et la forme.

Une porte vers l’inconscient

En filigrane, avec la subtilité limpide qui est la sienne, l’auteure Caroline Lamarche s’y attelle dans Nous sommes à la lisière (Gallimard), qui a obtenu en mai 2019 le prix Goncourt de la nouvelle. Elle y décrit à travers neuf histoires ces moments de fragilité entièrement improductifs, où humains et animaux frottent leurs sensibilités les unes aux autres, explorant conjointement leurs angoisses souterraines, la similitude de leurs vulnérabilités. « Quand j’étais enfant, mon père m’avait construit un petit théâtre de marionnettes et une mangeoire pour oiseaux. Ce sont les deux maisons qui m’ont toujours consolée : celle de la nature et celle de la fiction », raconte la romancière belge qui a toujours mis l’animal au cœur de son œuvre, depuis Le Jour du chien (1996) jusqu’à Dans la maison un grand cerf (2017). « Je viens d’une famille où l’émotion ne devait pas être dite, où l’on supposait toujours que ce n’était pas grave, que même quand on avait l’impression de ressentir quelque chose, ce n’était rien, ce n’était pas ça. L’émotion, alors, ne pouvait passer que par la nature. »

À lire Caroline Lamarche, on s’émerveille, on se souvient que les animaux ont en effet ce talent de porter secours – à leur manière délicate, décalée, sacrificielle ou pleine d’humour – aux hommes les plus entamés, aux cœurs les plus brisés.

« Le rêve et les animaux me paraissent les deux portes d’accès privilégiées vers notre inconscient. Ils disent tous deux ce qui ne peut pas être dit, les douleurs muettes. » On pourrait ainsi considérer que la nature a longtemps fait partie de l’équilibre psychique des humains, qu’elle préservait en nous une sauvagerie qui n’était pas du côté de la violence mais du côté de la vie pleinement vécue. Et que dans un monde où elle est traitée avec mépris, ce sont nos âmes elles-mêmes que l’on condamne à la mollesse, à l’émoussement. « Quand le ciel manque d’hirondelles un 14 juillet, c’est comme si un membre nous manquait. C’est comme des amis qui vous ont dit qu’ils reviendraient et qui ne reviennent pas. Ce qui disparaît avec la nature et les animaux, c’est le mystère, c’est le spirituel et c’est l’amour », avance Caroline Lamarche. « C’est pourquoi ce que je cherchais avant dans la nature, je le cherche désormais dans les livres et les tableaux. » Car à défaut de sauver la nature, la littérature conserve ce pouvoir de témoigner de ses beautés perdues ou menacées, et celui de reprendre à son compte son pouvoir de consolation. Elle est l’une des deux maisons qui nous restent, quand l’autre brûle.