Espace de libertés | Novembre 2019 (n° 483)

Idéologiques et politiques, les « fake news » sont également économiques. Elles rapportent énormément d’argent à ses promoteurs, quitte à servir la soupe aux discours nauséabonds.


Durant la campagne présidentielle américaine opposant Hillary Clinton à Donald Trump, un pays européen a attiré les regards. La Macédoine, en l’occurrence : les sites de désinformation y ont pullulé. Des sites créés par de jeunes geeks en recherche de revenus faciles, produisant de fausses informations à un rythme industriel sur les deux candidats. C’est que les fake news, avant même d’être une arme de propagande, sont surtout un moyen de se faire de l’argent rapidement. Selon l’audience, plusieurs centaines de millions de dollars peuvent être générés. L’ONG américaine Global Disinformation Index a montré dans sa dernière étude (1) que 235 millions de dollars de revenus sont générés chaque année grâce à des annonces diffusées sur des sites de désinformation.

Le « mauvais » rôle de la pub

« Ce modèle économique, basé sur la publicité, leur permet d’inonder le Web », rappelle Jean Pouly, expert en économie numérique à l’Université Jean Monnet de Saint-Étienne (2). « Si l’argent est le nerf de la guerre, la publicité est le nerf d’Internet. En effet, la plupart des sites sont en grande partie financés par la publicité en ligne. Et plus il y a d’audience, plus ils gagnent de l’argent. »  Pour l’expert français, cela aiguise les appétits tout autour du monde et certains ont fait du mensonge organisé un business très juteux. Il en veut pour preuve le cas de Paul Horner, un Américain passé maître de la désinformation. « Il sait très bien quelle information peut devenir un véritable aimant à clics sur Internet. Il a par exemple suscité l’engagement de près d’un million d’internautes en faisant tourner un article qui affirmait que le pape soutenait Donald Trump. Ce fabricant de fausses nouvelles gagne entre 5.000 et 10.000 dollars par mois de revenus publicitaires. »

Enseignant à la London School of Economics, Damian Tambini s’est penché sur la façon dont la publicité attise les fake news (3). La seule grille de lecture pertinente, selon lui, pour comprendre l’ampleur du phénomène, en pointant toute la problématique de la « publicité programmatique », c’est-à-dire une publicité vendue automatiquement sur la base du nombre de clics ou de vues, et pas sur l’intérêt de la nouvelle. « C’est un changement structurel massif qui transforme les systèmes de médias partout », relève-t-il. « Ce système contourne les contrôles et équilibres éthiques qui ont évolué dans la plupart des systèmes de presse occidentaux : la liberté de la presse a toujours été soumise à des droits équilibrés, à une autorégulation et à une éthique professionnelle qui encourageaient un journalisme responsable […] Les nouveaux éditeurs peuvent être situés n’importe où dans le monde, y compris dans des pays qui ont un intérêt à utiliser de fausses informations pour saper la sécurité nationale ou délégitimer la démocratie. »

fake news

Un journalisme low cost

Plus près de nous, des sites comme Le Gorafi ou Nordpresse tirent aussi des gains plus ou moins importants de la publicité. Pour le site français, on parle d’un chiffre d’affaires de 235.000 euros, avec près de quatre millions de visiteurs. Pour le second, son créateur, Vincent Flibustier indiquait au contraire dans un entretien à Moustique que « Nordpresse n’a jamais rapporté des fortunes […] Un mois, ça me fait 1000 euros », expliquait-il. Néanmoins, comme l’a révélé Libération (4), le fondateur n’a pas hésité par le passé à partager ses articles sur les pages Facebook de militants d’extrême droite. Le journal français relevait aussi que Nordpresse était loin d’être un projet « philanthropique » : « Ce n’est pas tant le caractère faux qui définit les fake news que la volonté manifeste de tromper le lecteur à son profit. Le cas de Nordpresse pose le vrai problème de cette épidémie de désinformation », soulignait le quotidien. « Plus qu’une question politique, les fausses informations sont une problématique économique : produire des fake news est potentiellement très rentable. Elles ne coûtent quasiment rien à fabriquer, en tout cas infiniment moins qu’un scoop journalistique, et peuvent atteindre une audience énorme pour peu qu’on réponde à une demande. »

Recette de la fake news parfaite

Et cette demande repose très souvent sur deux ingrédients : la peur et la colère. Pour qu’une fake news rapporte de l’argent, il faut un sujet proche du réel. Il suffit de le changer un peu, pour le rendre anxiogène… Et la machine infernale est lancée. « À travers les fake news, le lecteur recherche avant tout un élément qui va confirmer ou amplifier ses croyances, mais pas les modifier », analysait l’économiste Philippe Askenazy dans une tribune dans Le Monde (5). Un constat partagé par Damian Tambini : « D’un point de vue démocratique, cette nouvelle économie de la fake news a pour triste ambition de se nourrir de la confiance civique qu’elle détruit : duper les consommateurs pour qu’ils partagent le contenu, en exploitant les émotions et en polarisant les idéologies politiques. L’information la plus partageable est celle qui confirme nos préjugés et ceux de nos réseaux. »

Rien d’étonnant, dès lors, à voir fleurir sur ces derniers des infos toutes faites contre les réfugiés ou sur le réchauffement climatique. Pour contrer le phénomène et les rentrées publicitaires qui vont avec, des réseaux d’activistes ont vu le jour pour prévenir les annonceurs lorsque leurs publicités se retrouvent sur des sites de désinformation. Parmi ces groupes, le plus célèbre est celui des Sleeping Giants, né aux États-Unis en 2016 et présent dans une dizaine de pays parmi lesquels la France. Sleeping Giants s’est notamment attaqué au site Breibart.com, le site phare de l’extrême droite américaine, dirigé par Stephen Bannon, qui se revendique ouvertement anti-islam, sexiste et homophobe. Depuis le lancement de leur campagne, plus de 2 600 marques ont blacklisté le site et le revenu généré par un clic sur une publicité affichée par Breitbart a été divisé par deux. En France, le groupe d’activistes s’est attaqué au site lancé par Robert Ménard, Boulevard Voltaire, qui fait passer des idées nauséabondes sous couvert de respectabilité chrétienne. Résultat : près de 500 annonceurs en moins. Des premières résistances qui amènent un peu d’espoir face à ce déferlement de peur et de colère.

 


(1) Clare Melford, « Tracking US $ 235 Million in Ads on Disinformation Domains », mis en ligne sur https ://disinformationindex.org, le 20 août 2019.
(2) Jean Pouly, « Fake news et publicité : des relations incestueuses », mis en ligne sur www.latribune.fr, le 30 août 2019.
(3) Damian Tambini, « How advertising fuels fake news », mis en ligne sur https ://blogs.lse.ac.uk/mediapolicyproject, en 2017.
(4) Vincent Glad, « Nordpresse : de la zone grise entre parodie et fake news », mis en ligne sur http ://an-2000.blogs.liberation.fr,
le 23 février 2018.
(5) Philippe Askenazy, « Les fake news sont d’abord “un march锫 , mis en ligne sur www.lemonde.fr, le 30 janvier 2018.