Espace de libertés | Novembre 2019 (n° 483)

L’évolution des espèces de la vérité


Dossier

Il devient chaque jour plus manifeste qu’à ce tournant du millénaire, nous traversons une période de troubles et d’incertitudes, d’impasses et d’entre-deux. Les repères se bousculent. Ce qui semblait évident ou acquis vacille.


Dans ce drôle de chamboulement, certains commentateurs parlent de l’ère de la post-vérité comme d’autres ont thématisé la post-politique (1). Toute une série de vérités établies inspirent la même méfiance que la politique qui ne répond plus aux attentes de la majorité des citoyens ni aux enjeux de l’avenir. Dès lors que plus rien ne tourne rond et que d’aucuns redoutent une catastrophe imminente, se propage la remise en question de ce qui a conduit là ou de ce qui empêche de sortir du bourbier : les élites politiques, les institutions, le capitalisme, les grands médias, la science, le rationalisme, l’esprit des Lumières…

Il est toujours joli le temps passé

 

Tandis que des vérités aux fondements jadis solides se voient discréditées, prolifère une diversité de vérités, d’opinions ou de théories sans assises sérieuses, ne redoutant ni l’absurde ni le ridicule (2), jouant davantage sur la cabale, l’émotion et la manipulation que sur l’argumentation, la factualité et la vérification. Le phénomène a pris une ampleur considérable lorsque des meneurs d’opinion populistes en ont fait leur stratégie victorieuse aux élections.

Il a donc tout lieu d’inquiéter les libres penseurs et les démocrates. Il ne faudrait pas pour autant idéaliser le passé et magnifier les vérités d’antan. Dans des temps pas si lointains où régnait l’autoritarisme étatique, religieux, familial, scolaire ou patronal, la plupart des gens n’avaient ni la possibilité matérielle ni la liberté de remettre en question les grandes vérités ou d’explorer et d’exprimer d’autres points de vue. Ce n’est pas pour autant que tout le monde adhérait à la vision officielle du monde.

Loin de la vérité unique

L’histoire et la philosophie enseignent qu’il existe différentes conceptions de la vérité qui se sont succédé, contestées ou juxtaposées au fil du temps. Il y a d’abord la vérité immuable, d’origine divine ou animiste, philosophique (Platon) ou mathématique. Cette dernière domine toujours le sens commun alors que des mathématiciens contemporains mesurent sa relativité. L’ère post-vérité et les troubles de l’époque donnent libre cours à la réaffirmation de vieilles vérités immuables par certains courants populistes (le bon sens et les mœurs ancestrales du peuple), réactionnaires (le caractère sacré de la vie ou naturel de la famille hétérosexuelle) ou intégristes (Daesh).

Le scepticisme se veut avant tout une méthode de comparaison et de confrontation pour remettre en question les vérités illusoires, dogmatiques ou incomplètes. Soit afin de les relativiser en vue d’atteindre une certaine tranquillité d’esprit et de vie (l’école sceptique antique), soit afin de bousculer les opinions et les pouvoirs au nom de la progression de la connaissance et de l’humanisme (Montaigne).

La vérité scientifique est d’ordre expérimental (Newton). Elle se constitue d’un ensemble d’hypothèses opérationnelles et falsifiables (3) qui forme un paradigme permettant d’expliquer le monde et surtout d’agir sur lui. La science développe toutes les applications possibles du paradigme le plus efficace pour l’époque. Mais ce paradigme peut changer comme avec les révolutions copernicienne ou einsteinienne.

La vérité phénoménologique (rendue possible par Kant et développée par Husserl) se veut scientifique mais s’appuie sur la manière dont elle apparaît à l’humain et que l’humain peut valider à partir de ses propres moyens de connaissance. Pour un dieu, pour un animal ou pour un extraterrestre, elle serait autre. Nietzsche ira plus loin avec le perspectivisme : il n’y a pas de vérité objective. Chacun voit le monde depuis sa propre perspective et la réalité n’est que l’ensemble conflictuel des perspectives que les vivants ont sur elle.

Les partisans de la vérité historique (Hegel) soutiennent que la vérité se construit progressivement au cours de l’histoire, de ses expériences, de ses contradictions, de ses échecs et des leçons que l’humanité en retient. Il y a une vérité pour chaque époque constituée en réponse aux impasses de la précédente. Cette histoire ne fait jamais marche arrière comme y aspirent des fondamentalistes écologistes.

Pour le mouvement constructiviste ou pragmatique (Peirce, Dewey, jusqu’à Deleuze), peu importe qu’elle soit vraie ou fausse, une pensée, une théorie ou une déclaration ne se mesure qu’à ses implications pratiques, aux effets qu’elle produit. Un savoir n’a de sens qu’en fonction du problème auquel il répond. Les propagateurs de fake news s’inscrivent, sciemment ou non, dans ce courant.

Les conceptions perspectiviste ou constructiviste peuvent mener au relativisme : il n’existe pas de vérité universelle. Chacun selon sa culture, sa situation, son histoire éprouve sa propre vérité. Les revendications identitaires ou minoritaires s’y réfèrent évidemment. Le relativisme prend aussi une connotation subjectiviste lorsqu’il est question de suivre sa propre vérité singulière, voire d’écouter la petite voix intérieure, le ressenti, les flux énergétiques : retour du spirituel avec le New Age, le yoga ou le qi gong. La forme extrême du subjectivisme s’appelle le solipsisme : seul est certain ce que je ressens ou imagine, rien ne prouve l’existence du monde extérieur et des autres qui ne sont probablement que mon propre rêve (4).

Rien n’est acquis, rien n’est perdu

De cet aperçu schématique, nous retiendrons quelques notions clés : la confrontation, l’expérimentation, la falsifiabilité, la progression. Il s’agit de rester critique envers toute vérité imposée, non vérifiée ; tout autant qu’à l’égard des critiques gratuites, faciles, fainéantes et stériles. Cette démarche doit répondre à ce curieux retournement selon lequel c’est au nom d’un certain esprit critique, voire libre penseur, que des dogmatismes actuels remettent en question des vérités établies par la méthode scientifique et le libre examen. Ce dernier ne consiste pas uniquement à se montrer critique. Il implique de confronter méthodiquement les idées entre elles ainsi qu’aux faits, aux expériences et à leurs conséquences.

Dans une période de perturbation, il est primordial que la vérité se constitue et s’affine progressivement en exposant et ajustant les hypothèses à leur falsification ainsi qu’en intégrant les nouveaux paramètres issus de l’évolution du monde comme des outils de perception et de mesure.

Ainsi armés face à la multiplication des sources et des lieux de diffusion numériques, nous pouvons contrer le pire – les hoax – qui dévalue la vérité et encourager le meilleur – Wikipedia – où la vérité en phase avec son époque se construit par confrontation, réfutation, correction et extension collectives.

 


(1) Selon Jacques Rancière ou Chantal Mouffe, la politique démocratique n’est plus l’espace où se confrontent des projets globaux pour la société et où se décident les grandes orientations à lui donner. De nombreuses matières échappent à son emprise. Du coup, les citoyens ne lui font plus confiance, s’en désintéressent ou la contestent.
(2) Illustration extrême : le mouvement des « platistes » réunit, à travers le monde, des milliers de personnes appliquées à démontrer que la Terre est plate.
(3) Le critère de la falsifiabilité (ou réfutabilité), établi par Karl Popper et retenu par l’épistémologie, permet de distinguer les théories scientifiques et non scientifiques. Ainsi la théorie sur l’existence de Dieu ou la mémoire de l’eau ne sont pas considérées comme scientifiques.
(4) Notons, d’une part, que la plupart des philosophes ont cherché des arguments contre le solipsisme à partir duquel il n’est ni philosophie, ni communication, ni politique possibles. D’autre part, le relativisme absolu comme le scepticisme radical se contredisent intrinsèquement : s’il n’y a de vérité que pour moi, à quoi bon le dire puisque les autres ne peuvent pas l’entendre ? Si je doute de tout, je dois douter de mon doute…