Espace de libertés | Novembre 2019 (n° 483)

Mémoire vivante d’une bataille


Libres ensemble

Pour un Keelbeek libre : c’est le combat mené par un collectif de militants environnementalistes. Libre de l’installation d’une mégaprison, controversé s’il en est, mais aussi libre de béton tout court, sur un site naturel érigé en ZAD. Une zone à défendre sous toutes ses coutures, malgré le chantier en cours.


La friche du Keelbeek était un des derniers grands espaces verts du nord de Bruxelles. De 2010 à 2019, des centaines de riverains et d’activistes s’y sont réunis pour en faire la première ZAD de Belgique. Ayant tiré les leçons des effets néfastes des méga-institutions pénitentiaires, la plupart des pays européens visent à réduire la taille des prisons, à chercher des solutions alternatives. Malgré cela, la Belgique a décidé d’implanter un mammouth pénitentiaire prévu pour 1 200 détenus. Les autorités sont demeurées sourdes, donnant la priorité aux intérêts privés, méprisant l’intérêt public. Alors que le complexe carcéral se construit, alors que les attentes des riverains, des militants n’ont pas été entendues, quelles sont les leçons à tirer de l’expérience Keelbeek Libre afin que la société civile fasse entendre sa voix et mette en place des mécanismes de contre-pouvoir efficaces ? « Ce qui est certain, c’est qu’on ne peut pas attendre des pouvoirs publics de remplir leurs devoirs démocratiques, c’est à nous de créer du collectif, des espaces concrets où se rencontrer et débattre, former de nouvelles forces, tisser de nouvelles résistances transversales. Le Keelbeek montre que même la question carcérale et un combat a priori local, sur un territoire situé dans une zone marginale de Bruxelles, sont capables de mobiliser des énergies importantes ! Il reste que le rapport de force est déséquilibré et que l’ingérence des intérêts privés (multinationaux et anonymes) dans les affaires publiques prend des proportions inquiétantes » : c’est le parti-pris du collectif Vrije Keelbeek Libre.

Archives d’une lutte au présent

Vrije Keelbeek Libre et MaelstrÖm ReEvolution publient en coédition le récit des luttes menées par différents acteurs contre la construction d’une mégaprison à Haren. Archives, textes, tracts, interventions militantes, création d’une ZAD, Ni prison, ni béton. Contre la maxi-prison de Bruxelles et son monde retrace un combat toujours en cours. S’opposant à un projet de société corrélé à une vision sécuritaire et écophobe du monde, cette initiative citoyenne a mobilisé des habitants de Haren, des militants écologistes, des magistrats soucieux de dessiner un présent et un avenir aux antipodes des mesures étatiques dictant la bétonisation des sols et des esprits. Solidaire des ZAD, des mouvements de résistance qui, éclosant à travers le monde, s’opposent aux « grands projets inutiles et néfastes » imposés d’en haut, le collectif rassemble les voix de ceux et celles qui refusent de courber l’échine devant des choix de société générant d’irréversibles nuisances sociales et environnementales.

Petit retour sur l’historique du collectif Vrije Keelbeek Libre, sa naissance, ses étapes que retracent leurs membres : « Nous avons entendu parler du projet de prison pour la première fois en 2009 quand l’échevin de l’urbanisme est venu rencontrer le comité des habitant.e.s de Haren. Au départ, le dispositif devait être implanté sur le site des anciennes usines Wanson et le comité n’y était pas opposé. C’est seulement en 2011, en recoupant des informations par hasard, puis lorsque l’appel d’offres a été lancé en 2012, que nous avons compris que tout le site du Keelbeek était menacé et que le complexe avait pris des proportions gargantuesques. C’est là que le comité de quartier a commencé à contacter des associations (le BRAL (1) et IEB (2)) et à interpeller le bourgmestre et la Régie des bâtiments. Les informations données par les pouvoirs publics étaient on ne peut plus laconiques et très vite les habitant.e.s se sont opposé.e.s au projet. À partir de là, les rencontres avec des militant.e.s anticarcéraux se sont multipliées. »

Convergence des combats

Sans étouffer leurs différences, les voix des riverains, les voix anti-carcérales se sont mêlées à celles des défenseurs de l’environnement. « La question de la défense des terres agricoles est arrivée en 2014 avec l’intervention des patatistes, qui a déclenché la première ZAD. Une vraie synergie très enthousiasmante s’est engagée avec des gens de divers horizons et diverses générations. Notre collectif, quant à lui, s’est structuré en 2017 afin de regrouper une variété d’acteurs et d’actrices (zadistes, habitant.e.s, militant.e.s associatif.ve.s, activiste.s, chercheurs et chercheuses) autour de ce livre. »

En mars 2018, les bulldozers ont détruit illégalement les arbres, la friche. Depuis janvier 2019, les travaux de terrassement et de fondation ont commencé alors qu’on attendait encore que le Conseil d’État statue sur le recours introduit par le Collectif. Les autorités fédérales, régionales et de la Ville de Bruxelles n’ont pas arrêté le chantier entamé de façon anticipée par Cafasso qui a imposé le principe du fait accompli. Après une bataille de plusieurs années, la décision est tombée en juin. Alors qu’en janvier 2019, l’auditrice du Conseil d’État avait donné raison aux opposants au projet, les magistrats du Conseil d’État n’ont pas suivi son avis négatif et ont approuvé le projet de méga-institution carcérale, donnant le feu vert.

Les collectifs formés durant la lutte vont continuer à surveiller de près la mise en place de la maxiprison.

Veiller et informer

Ni le problème écologique, ni la question de la mobilité engendrée par cette gigantesque infrastructure, ni les arguments des avocats (établissement de trop grande taille, trop loin de la capitale pour que les avocats, les familles de détenus puissent s’y rendre, réponse inadaptée à la surpopulation carcérale…) ni celui de la cherté d’un projet engloutissant le déjà maigre budget de la Justice n’ont été retenus. « En juin 2019, après des mois de procédure, le Conseil d’État a rejeté la requête d’annulation des permis d’urbanisme et d’environnement. Cela équivaut à une approbation pure et simple de la mégaprison. Les collectifs formés durant la lutte vont continuer à surveiller de près la mise en place de la maxiprison mais aussi d’autres projets mortifères (3). Il y a tout un travail d’enquête et d’information qui continue d’être mené. Et quand le chantier arrivera à terme, un suivi sera nécessaire, notamment à propos des conditions de vie des futur.e.s détenu.e.s. De plus, les combats anticarcéraux, écologiques, anti-capitalistes et anti-autoritaires se poursuivent sur de nombreux fronts. La mémoire de cette lutte doit nourrir les autres luttes en cours ou à venir, les prévenir de nos erreurs et les encourager par nos victoires. La prison ne s’est pas construite sur notre résignation ! »

La mémoire de cette lutte doit nourrir les autres luttes en cours ou à venir, les prévenir de nos erreurs et les encourager par nos victoires.

« Le nouveau média indépendant Tout va bien TV a mis en ligne une première enquête sur YouTube, une seconde est à venir. L’information est aussi une forme d’action. Il ressort de cette lutte que, malgré les divergences, chaque initiative renforce à sa manière les autres modes d’agir. Mais oui, peut-être le temps est-il venu de refuser la séparation entre les choses et les signes, entre les forces et les significations, et de faire émerger de nouvelles créativités par l’action concrète. » Permettant d’allier prise de conscience et engagement, ces reportages montrent aussi l’urgence d’expérimenter des solutions locales, à l’écart du système consumériste, au lieu de continuer à se répandre en paroles, en théories coupées de la pratique. Étayé par une vision sociétale, le temps des actes est venu.

 


(1) Mouvement urbain qui se bat pour un Bruxelles durable.
(2) Inter-Environnement Bruxelles.
(3) On peut par exemple suivre cette actualité sur le site Web du Haren Observatory.