Espace de libertés | Novembre 2019 (n° 483)

« Fake news » : est-ce de la liberté d’expression ?


Dossier

Que les « fake news » soient à l’origine de la diffusion de contre-vérités implique-t-il de les interdire ? C’est toute la question de la limite de la liberté d’expression et de l’appréciation de ce droit fondamental, chaque fois plus complexe face à la dispersion des moyens d’information.


Il ne faut pas confondre fausse nouvelle et fake news. Les fake news (« nouvelles factices ») sont des contenus pseudo-journalistiques sciemment fabriqués pour tromper le public, soit dans un but politique ou idéologique, soit dans un but mercantile.

Les réseaux dits « sociaux » sont devenus des médias : 70 % des usagers de Facebook reçoivent des nouvelles sur leur page même s’ils ne les recherchent pas et, dans nos pays, c’est désormais principalement sur ces réseaux que les 15-35 ans prennent connaissance de l’information et la font circuler. Or, le mécanisme de diffusion de l’information sur ces réseaux numériques s’avère inquiétant à plusieurs égards.

L’objectif des géants du numérique (les fameux Gafam), c’est de conserver l’utilisateur en ligne sur leurs sites le plus longtemps possible, pour pouvoir lui adresser un maximum de messages publicitaires personnalisés. Grâce aux algorithmes alimentés par les données qu’il a postées, chaque internaute est abreuvé de contenus correspondant à ses goûts ou à ses croyances et il duplique d’autant plus volontiers ces contenus vers ses « amis » ou followers. Ainsi, l’information circule horizontalement, entre pairs. Et c’est la recommandation des pairs qui fait la valeur, voire la véracité, des contenus : plus il y a de followers ou « d’amis » qui approuvent telle version de la réalité, plus j’aurai tendance à la considérer comme fondée. Ainsi s’installe, insidieusement, la post-vérité : une opinion partagée tient lieu de fait avéré. Cette construction statistique de la vérité, appelée « boucle de renforcement », a été exploitée, notamment, par des « pirates du Web » ou par des entreprises comme Cambridge Analytica. Ainsi, pendant la campagne présidentielle de 2016 aux États-Unis, cette société a collecté sur Facebook les données personnelles de 87 millions d’électeurs et s’en est servi pour leur adresser des messages personnalisés, et près de 150 sites gérés depuis la Macédoine du Nord fabriquaient (dans un but exclusivement lucratif) des milliers de fake news afin de créer des « boucles de renforcement » favorables à Trump.

fake news, liberté d'expression

Faits, analyses, opinions

Dès lors, une fake news peut-elle être considérée comme une forme d’expression protégée, par exemple, par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme ? Même si elles sont délibérément maquillées en « faits », il s’agit bien là d’opinions. Or, l’opinion et son expression sont libres et cette liberté est l’une des plus fondamentales. À ce propos, la Cour européenne des droits de l’homme proclame que « la critique et le jugement de valeur échappent à la notion de vérité pour ne relever que de la seule bonne foi ou honnêteté » (1). Mais si le jugement de valeur s’appuie sur une base factuelle, il faut que celle-ci soit « établie ou à tout le moins vraisemblable ». Comme le dit Hannah Arendt, « la liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie et si ce ne sont pas les faits eux-mêmes qui font l’objet du débat » (2). Or, dans le monde post-vérité que nous dessinent les réseaux numériques, le débat démocratique risque de devenir impossible car, à terme, il n’y aura plus de consensus à propos des faits sur lesquels il pourrait porter.

Si l’on peut admettre qu’ »une idée fausse est un fait vrai » (3), il n’en est pas moins indispensable de distinguer clairement une idée d’un fait. C’est le b.a.-ba de la déontologie du journalisme : « Les journalistes font clairement la distinction aux yeux du public entre les faits, les analyses et les opinions » (4). Mais sur les réseaux en ligne, ce ne sont pas seulement des journalistes redevables de comptes en matière de déontologie qui s’expriment… Alors, que faire ?

Vrai-faux : qui peut trancher ?

À la suite de la prolifération des fake news, certains gouvernements veulent en revenir à la pénalisation de la diffusion de fausses nouvelles. L’Assemblée nationale française a adopté, l’an dernier, une loi qui prétend lutter contre « des allégations ou imputations inexactes ou trompeuses d’un fait de nature à altérer la sincérité du scrutin » en période pré-électorale. Cependant, de telles lois s’avèrent à la fois impraticables, nuisibles à la liberté d’expression et inutiles. Impraticables car « un juge n’est pas armé pour dire le vrai ». Nuisibles à la liberté d’expression car elles donneraient « au pouvoir judiciaire la faculté d’interdire une diffusion d’informations au motif que celles-ci ne seraient pas “vraies” ; mais toute critique un peu soutenue, toute caricature ou tout discours polémique ne peuvent-ils pas, par essence, être qualifiés de “faux” ? » ; donc, ces lois ouvrent en fait « un boulevard à une répression des idées divergentes ». Enfin, elles sont inutiles car « une personne qui diffuserait de l’information dans l’intention de nuire, ou sans avoir pris toutes les mesures raisonnables à sa disposition pour en vérifier la véracité, peut engager sa responsabilité civile (5) », donc être citée en justice.

Pour parer au risque d’une intervention inutile voire nuisible du législateur mais ouvrir néanmoins des perspectives de restauration du consensus sur la factualité, la meilleure (ou la moins pire) des voies semble celle de l’autorégulation des médias d’information, sous deux formes : le fact checking (la vérification des nouvelles) et la labellisation.

En 2017, huit grands médias français ont, par exemple, conclu avec Facebook un accord pour mettre en œuvre un système de fact checking sur le réseau… Mais, de leur propre aveu, les fact checkers passent trop de temps à évaluer sur le Web des vidéos bidon et des canulars grossiers, au détriment de la vérification de contenus d’intérêt général. Certains proposent aussi une labellisation des sites d’information. Seuls ceux qui répondraient à des critères minimaux de sécurité, de véracité et d’éthique mériteraient ce label, soit attribué par un jury indépendant, soit auto-attribué, mais révocable, à certaines conditions, par exemple par un conseil de presse (6). Quoi qu’il en soit, il semble urgent de dégager des moyens pour aider le public à distinguer, dans le flot continu et indifférencié d’Internet, les informations dignes de foi des opérations de manipulation.

 


(1) Stéphane Hoebeke et Bernard Mouffe, Le droit de la presse, Bruxelles, Academia-Bruylant, 2005, p. 442.
(2) Hannah Arendt, « Vérité et politique », dans La crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972.
(3) Jean-Noël Jeanneney (dir.), Une idée fausse est un fait vrai, Paris, Odile Jacob, 2000.
(4) Art. 5 du Code de déontologie journalistique, 2013.
(5) Mireille Buydens, « Légiférer contre les fake news serait inutile et dangereux », dans Le Vif-L’Express, 25 octobre 2018, pp. 63-64.
(6) En Belgique francophone, le conseil de presse s’appelle Conseil de déontologie journalistique.