Photographies, vidéos, pièces sonores, sculptures et installations : par différents médias, l’artiste Teresa Margolles dénonce l’emprise des narcotrafiquants sur la loi et la société mexicaines. En parallèle, invitée à Charleroi par le BPS22 pour une première exposition personnelle en Belgique, elle y souligne une autre forme de violence : celle subie par les laissés-pour-compte de la gentrification urbaine.
Ayant notamment étudié l’art et la médecine légale dans les années 1990, vous travaillez à partir de corps déposés dans les morgues pour placer au centre du débat public les tueries au Mexique…
Au sein du collectif Semefo (Acronyme de Servicio Médico Forense, le service de médecine légale de la Ville de Mexico, NDLR), j’ai réalisé des œuvres et des performances à partir de cadavres et de fluides corporels humains, pour dénoncer la situation dans mon pays. Depuis 2006 et la guerre contre les narcotrafiquants initiée par le président Calderón, la violence ne cesse de croître, de même que le nombre d’assassinats. Aujourd’hui, les cadavres sont omniprésents dans l’espace public et je travaille à partir de cette matière pour témoigner des conséquences sur les communautés et le fonctionnement des villes.
« Tu t’alignes ou on t’aligne » : le titre de l’exposition présentée au BPS22 est explicite…
« Tu t’alignes ou on t’aligne » est une phrase tirée de mon œuvre Decalogo, qui évoque, au sein de la pieuse société mexicaine, tant la loi dictée par des bandes organisées, que d’autres formes d’asservissement comme la loi du marché. Tout en questionnant les modes de soumission et de résistance. Decalogo est inspiré de l’Ancien Testament, dans lequel le Décalogue désigne les dix commandements gravés « du doigt de Dieu » dans la pierre. Les dix phrases reprises dans Decalogo sont des messages laissés par les criminels en lettres de sang, parfois sur la peau des victimes. Ainsi le premier commandement, « Pour que vous appreniez à respecter » était sur la tête d’un policier décapité, plantée sur les grilles d’un commissariat.
Les femmes et la communauté transgenre constituent les cibles principales de la violence au Mexique, au sein d’une société ultra-machiste…
À l’exception de la capitale où les femmes sont autonomes, au Mexique, elles vivent dans l’ombre absolue de l’homme. Les assassinats concernent de plus en plus de classes sociales, et se perpétuent à la campagne comme en ville. On tue les femmes car c’est permis. L’inaction et l’indifférence des autorités renforcent le sentiment d’impunité des bourreaux. La ville de Ciudad Juárez en particulier, est marquée par les féminicides et la disparition massives d’ouvrières et d’étudiantes. Des milliers de femmes de 13 à 25 ans y ont disparu depuis plus de deux décennies. Et les rares corps retrouvés sont souvent mutilés et méconnaissables. J’ai choisi d’exposer des photos des portraits d’avis de recherches placardés dans l’espace public par les familles, le plus souvent par les mères. Lorsque les avis sont arrachés des murs, elles les recollent, parfois depuis quinze ans. C’est une forme de résistance. Et de prévention. Confrontées à ces images usées au fil du temps, les adolescentes vivent en se disant : « La prochaine proie, ce sera peut-être moi. »
Pour embellir la ville, on chasse ses habitants. Mais que vont-ils devenir ? Et leurs enfants ?
Partout dans le monde, la maltraitance envers les femmes est de plus en plus dénoncée publiquement…
Oui, et quand elles le peuvent, les victimes s’identifient davantage. Lors d’un vernissage en Croatie, une jeune femme m’a donné le pull avec lequel elle s’était fait violer la dernière fois. Elle avait été abusée au sein de sa famille. Je lui ai proposé de la revoir et de travailler sur son expérience. Dans une performance cathartique, elle a choisi de répéter le mot picka qui signifie en croate « chatte », « vagin », autant de fois que le nombre d’agressions subies.
Votre dernier projet en cours est centré sur la communauté transsexuelle à Mexico et la prostitution de rue ?
Tous les lieux de prostitution des transsexuels ont été détruits, et ils doivent désormais travailler dans la rue. Cela a notamment pour conséquence que la prostitution est devenue très bon marché et que les gens contractent davantage de maladies. Ce contexte fragilise encore plus la communauté, qui perd ses repères, les gens n’arrivent plus à identifier les bâtiments où ils faisaient leurs shows. On a tenté de retrouver ce qu’il restait de ces lieux, comme les carrelages des pistes de danse, en jetant de l’eau sur le sol. Puis ils ont posé avec une barre de pole dance devant mon objectif, sur la piste où ils travaillaient.
À Charleroi, vous avez arpenté la ville jour et nuit, rencontré des habitants et en particulier travaillé sur le thème de l’exclusion sociale ?
C’est une ville punk, qui me parle complètement. Une ville qui a du caractère, une belle lumière et ses propres couleurs. Je me suis intéressée à l’odeur de ses usines abandonnées, au déclin économique de la ville et à sa transformation en cours, aux conséquences liées. Pour embellir la ville, on chasse ses habitants. Mais que vont-ils devenir ? Et leurs enfants ? Beaucoup de logements sont abandonnés et les gens ont quitté la ville. J’ai aussi été frappée par l’extrême misère qui y règne, alors que l’on se trouve non loin de la capitale de l’Europe. J’ai rencontré environ quatre-vingt personnes en situation précaire et recueilli leurs témoignages, à la base d’un travail sonore. Je les ai invitées au BPS22 où j’ai moulé trente-huit visages, exposés ensuite en négatif. Certaines ont pleuré, émues que l’on s’intéresse à elles. Ce travail leur rendait une forme de dignité, tout en contrant la banalisation de l’exclusion sociale.
Vous confrontez le phénomène de désertification des paysages urbains de Charleroi et de Ciudad Juárez au travers de deux séries photographiques…
Il ne s’agit évidemment pas de comparer les deux villes, dont les contextes sont très différents. Je me suis arrêtée à la désertification des paysages urbains, à partir de façades de maisons et commerces abandonnés, en vente ou en attente de démolition. À Charleroi, cette situation relève et du déclin industriel et économique et de la récente refonte de la ville basse. À Ciudad Juárez, cela découle de la terreur causée par les assassinats, les rackets et les disparitions. En 2019, selon une enquête de l’Institut national de statistiques et de géographie du Mexique, 346 000 personnes ont fui l’État de Chihuahua, dont fait partie Ciudad Juárez.