Il y a vingt ans, le 7 avril 1994, le pouvoir en place à Kigali ordonnait le déclenchement des massacres qui visaient l’éradication d’une partie de la population du Rwanda. En cent jours, plus d’un million d’hommes, de femmes et d’enfants tutsi allaient vivre l’enfer d’une annihilation systématique. Le monde assistait ainsi en direct au troisième génocide du vingtième siècle.
En vingt ans, nous avons beaucoup appris sur le génocide des Tutsi au Rwanda. Sur le rôle du colonisateur belge, de l’Eglise catholique puis des pouvoirs en place depuis l’Indépendance dans la construction de l’ethnicité, de l’idéologie de l’altérité et la progressive stigmatisation des Tutsi. Sur la planification du crime, le rôle des médias de la haine, la mobilisation des foules. Sur le rôle des rouages de l’Etat, du pouvoir central aux autorités locales, dans la dévolution des responsabilités et la transmission des ordres, afin de méthodiquement déclencher les massacres puis consommer le crime. Sur l’impéritie de la communauté internationale qui aurait pu, aisément, mettre un terme aux premières exactions et aux premiers assassinats politiques, mais qui n’en a pas donné l’ordre. Sur le pusillanime abandon du Rwanda enfin, pour les uns (la France) en raison de leur complicité avec un Etat criminel, pour les autres en raison du prix qu’ils y avaient payé (la Belgique, frappée par le lâche assassinat de dix de ses casques bleus), ou tout simplement de leur indifférence à l’égard d’un petit pays d’Afrique centrale.
Nous sommes tous responsables de ce qu’il s’est passé au Rwanda.
Nous sommes tous responsables de ce qu’il s’est passé au Rwanda. Certes, la violence extrême qui s’y est propagée comme une traînée de poudre nous a sidérés. Mais nous sommes, tous, demeurés indolents, avant de prendre la mesure des événements, puis d’afficher nos sensibilités divergentes. Ce fut pour d’aucuns — une partie du monde laïque s’y est employée —, la capacité à analyser les faits et montrer de la solidarité à l’égard des victimes. Ce fut, pour d’autres — une partie du monde de la coopération et du pilier chrétien —, le refus d’admettre que ceux qu’ils avaient choyés durant des décennies s’étaient livrés à un crime abominable. Ce furent là les prémisses d’un clivage tenace qui vit certains se rallier à un négationnisme policé ou à une odieuse théorie du « double génocide », stigmatisant les victimes pour mieux disculper les bourreaux.
La Belgique, contrairement à d’autres pays, peut s’enorgueillir d’avoir opéré, grâce notamment à quelques hommes et femmes politiques lucides et courageux, un examen de conscience salutaire, par le fait notamment de la Commission parlementaire sur le Rwanda puis, de manière plus symbolique, par les excuses présentées par le Premier ministre Guy Verhofstadt à Kigali. Vinrent ensuite les procès en Assises que des magistrats obstinés et audacieux parvinrent à imposer, malgré les obstacles judiciaires et idéologiques. D’autres pays n’en firent pas autant — le bilan du tribunal pénal international mis sur pied par les Nations Unies, au terme de son mandat, est ainsi assez contrasté.
Reste le Rwanda lui-même, déchiré par ses clivages, hanté par sa douloureuse mémoire et son aventurisme malheureux dans l’est du Congo, miné par ses difficultés à construire une réelle démocratie. Dans le même temps, ce pays se développe, parfois de manière spectaculaire, dans une frénésie de croissance qui à certains égards refoule une partie de son passé, à d’autres égards le mémorialise pour construire sa citoyenneté nouvelle sur l’éradication de l’ethnisme. Un pays qui, en matière de justice et de réconciliation, a donné une leçon au monde en jugeant une partie des acteurs du génocide par le truchement de tribunaux populaires exemplaires, les gaçaça, tout en ayant tendance dans le même temps à ignorer les revendications légitimes des victimes à réparation. Un pays qui souffre encore de ce qu’une partie de ses ressources et de la dette extérieure qu’il avait contractée, ont été détournées entre 1990 et 1994 afin de financer le génocide.
Vingt ans se sont écoulés. Il reste beaucoup de responsabilités et de complicités à mettre en évidence, beaucoup de coupables à juger, beaucoup de réparations — symboliques, mais aussi matérielles — à accorder. S’il est une chose que nous pouvons faire, pour racheter notre silence d’avril 1994, c’est d’être nombreux aux côtés des victimes, pour se souvenir, le 7 avril prochain.
Pierre Galand, président du Centre d’Action laïque
Jean-Philippe Schreiber, professeur à l’Université libre de Bruxelles
Carte blanche parue dans Le Soir du 2 avril 2014
© Photo: Trocaire