Le génocide des Arméniens a cent ans cette année, mais il figure encore, hélas, à l’ordre du jour. S’il reste trop peu en mémoire, ce passé, néanmoins, ne passe pas.
En 1918 a pris fin la Grande Guerre. Sur le front oriental, l’Empire britannique et la France ont vaincu l’Empire ottoman et ses alliés. Le sultan s’est incliné mais la Turquie n’a pas perdu la guerre. Dix ans plus tôt, les nationalistes jeunes-turcs prenaient le pouvoir à Constantinople. Désormais, il ne faisait plus de doute que l’Empire ottoman était bien celui des Turcs. À tel point que, dès les premiers massacres d’Arméniens en 1915, c’est la Turquie et non l’Empire ottoman que les puissances dénoncèrent comme auteur de ce «nouveau crime contre l’humanité» et que ce sont les dirigeants turcs que les puissances ont tenu pour personnellement responsables. Si elles n’ont pu empêcher la Turquie de rayer l’Arménie de la carte en exterminant les Arméniens à la faveur de la guerre et avec l’aide de l’Allemagne, elles se sont engagées à punir les violations du droit international, un droit dont l’Empire ottoman avait reconnu la primauté, en 1878, par le traité de Berlin. Au lendemain de la guerre, il y eut, à Constantinople et ailleurs, des procès et des condamnations. Les principaux génocidaires, dont le numéro un, Mehmet Talaat, ministre de l’Intérieur devenu grand vizir, avaient pu fuir à temps grâce à l’aide des Allemands. À leur égard, les condamnations à mort furent prononcées par contumace.
L’échec du droit international public
La justice était en marche. Elle aboutit à la signature, à Sèvres, le 10 août 1920, d’un traité de paix qui accorda aux Arméniens d’importantes réparations, notamment territoriales. Mais il ne fut pas ratifié. Les alliés s’étaient souciés de mettre l’Allemagne à genoux, mais n’avaient guère les moyens de faire de même en Turquie. Déjà lors de la bataille des Dardanelles, ils ne pouvaient distraire du front occidental des forces terrestres suffisantes pour forcer la décision contre les Turcs. La faiblesse des troupes d’occupation permit aux Jeunes-Turcs de remettre debout leur armée et la confier à un chef glorieux, Mustafa Kémal, avec mission de libérer le territoire national. Du côté des alliés, les opinions étaient lasses de la guerre, l’Orient était loin, les Américains étaient redevenus isolationnistes et, surtout, une priorité nouvelle s’était imposée: faire barrage au danger bolchévique. Un nouveau traité fut signé à Lausanne, le 24 juillet 1923, le traité de la honte. Finie la punition des Turcs, finies les réparations, oubliée la justice. La Turquie était blanchie. Les Arméniens, les Assyriens et les Grecs du Pont exterminés étaient sacrifiés. Ce premier génocide perpétré sous les yeux des Européens était jeté aux oubliettes. Trois mois plus tard fut proclamée la République de Turquie. L’annulation des condamnations prononcées en 1919 et 1920 sera une de ses premières décisions. Les criminels étaient blanchis. Le succès des jeunes-turcs était complet.
«Crime de silence»
Désormais, le monde voulait oublier. La Turquie devint un pays amis, un débouché, un allié face au bloc soviétique. Les Arméniens en furent réduits à ravaler leur impossible deuil. Le travail historique sur les événements lui aussi s’éteignit. En Turquie, une fois le butin partagé, on effaça les dernières traces, on changea les noms de lieux, on détruisit les archives compromettantes et on réécrivit l’histoire à l’envers pour faire des Arméniens les responsables de tous les maux. Après le génocide vint donc le crime de silence, comme l’a nommé Bertrand Russell, et celui-là n’était pas la faute des Turcs. Ils en profitèrent cependant pour poursuivre le programme des jeunes-turcs de nettoyage ethnique, aucune des nombreuses minorités ottomanes n’étant plus à l’abri, même les Kurdes.
Alors que les derniers survivants disparaissaient, en diaspora comme en Arménie soviétique, un sentiment d’urgence sembla saisir la troisième génération.
Par l’impunité dont il jouissait, le génocide de 1915 était un crime parfait, au point qu’Adolf Hitler, s’adressant à ses officiers avant l’assaut pour les convaincre d’écraser les Polonais sans pitié, put leur dire: «Qui se souvient encore du massacre des Arméniens?» La destruction des Juifs par les nazis, les procès de Nuremberg, la convention de 1948 sur la prévention du génocide, terme conçu par le juriste polonais Lemkin frappé par la singularité du massacre des Arméniens, puis la loi française de 1964 rendant imprescriptibles les crimes contre l’humanité permirent aux Arméniens de mettre un nom sur ce qui leur était arrivé et de réclamer justice. Sous la chape du silence, la vérité demeurait enfouie dans la mémoire des rescapés et certains n’ont pu se résoudre à emporter leur douloureux secret dans la tombe. Alors que les derniers survivants disparaissaient, en diaspora comme en Arménie soviétique, un sentiment d’urgence sembla saisir la troisième génération. Elle s’embrasa lorsqu’elle apprit, en 1974, que la Turquie intervenait à l’ONU pour faire biffer la référence au génocide dans un simple rapport d’expert en matière de droit de l’homme. Une vague d’indignation –qui connut malheureusement des dérapages– se souleva, réveillant peu à peu l’intérêt de la presse et des historiens.
Une reconnaissance tardive
Le 18 juin 1987, à l’issue d’un rude parcours de plus de deux ans, sur le rapport du député belge Jaak Vandemeulebroucke, malgré les moyens colossaux engagés par la Turquie, le Parlement européen adopta une résolution reconnaissant le génocide des Arméniens, ouvrant ainsi la voie à de nombreuses autres reconnaissances officielles à travers le monde. En Belgique, le Sénat lui emboîta le pas par une résolution du 26 mars 1998 (50 pour, 9 abstentions, surtout des chrétiens-démocrates). En décembre 2002, sur le point de se rendre à un sommet européen, le Premier ministre Verhofstadt rompit à son tour le silence observé depuis Lausanne de manière officielle mais discrète. Dans une lettre au Comité des Arméniens de Belgique, il fit état des événements en les qualifiant de génocide. Son ministre des Affaires étrangères, Karel De Gucht, fit de même publiquement lors d’un discours au Parlement, le 8 décembre 2004, en présence de l’ambassadeur de Turquie.
Malheureusement, depuis cette reconnaissance, la Belgique semble en panne de courage politique. En 2005, le gouvernement proposa aux Chambres d’étendre la loi réprimant le négationnisme. Au cours des débats, le ministre de la Justice, Onkelinx, saborda son projet pour complaire à l’électorat turc. Une complaisance manifestée encore récemment en offrant à la Turquie les vitrines d’Europalia en cette année du centenaire du génocide.
Un génocide est un crime de masse. Il n’est pas certain que la justice des hommes ait les moyens de le juger. Comment juger un État? Il faut pourtant que justice soit faite du crime de la Turquie. Parce que, sa négation aveugle en est une preuve, la Turquie n’a pas renoncé au génocide. Parce que c’est la justice. Même si elle retrouvait son courage, la Belgique seule ne pourrait pas faire justice de ce génocide. En revanche, il ne tient qu’à elle de punir sur son territoire l’une des formes de ce crime, à savoir le négationnisme, comme le lui recommandent l’Union européenne et le Conseil de l’Europe, a fortiori lorsque ce poison est distillé par un État étranger. Pourquoi pas en 2015?