L’entretien d’Olivier Bailly avec Maïté Maskens
D’eux, on retient les phrases bibliques scandées au pied de la lettre, des offices religieux grandiloquents marqués par des gens en transe à la gloire de Dieu. Ils font sourire ou frémir. Qu’y a-t-il derrière ces caricatures? Regard nuancé sur les pentecôtistes avec Maïté Maskens, anthropologue, ex-habituée des assemblées pentecôtistes à Bruxelles.
Espace de Libertés: Auteure d’une thèse sur le pentecôtisme, vous avez pratiqué l’immersion pendant plus d’un an. Comment avez-vous procédé et quel fut l’accueil?
Maïcité Maskens: J’ai commencé ma thèse en 2006 et l’ai rendue en 2010. J’ai d’abord été voir une quinzaine de pasteurs de différentes églises pentecôtistes en me présentant comme chercheuse. Puis je me suis immergée dans deux de ces assemblées, l’une composée en grande majorité par des fidèles venant du Congo et l’autre par des fidèles originaires d’Amérique latine. Venant de l’ULB, université connue pour sa tradition anticléricale, je n’ai pas toujours été bien reçue. Ils déplorent des récits lapidaires, des malentendus avec la presse qu’ils perçoivent comme autant d’attaques du monde extérieur, de Satan. Je me suis aussi impliquée dans une «cellule».
Une cellule?!
Les «cellules de maison» sont des réunions regroupant les fidèles d’un même quartier. C’est un partage de paroles, mais aussi du spiritual mapping: Dieu doit être partout et il s’agit de quadriller Bruxelles de cette présence. Ces cellules ont lieu un soir de la semaine où il n’y a pas d’activités religieuses officielles. L’idée est que la parole circule, qu’elle ne soit pas le fait du seul pasteur. Les fidèles s’exercent dans cet espace intermédiaire à prendre la parole, à prier, à chanter, et surtout à interpréter leur quotidien selon la Bible. J’ai fréquenté ces réunions pendant un an et demi, tous les mercredis. J’étais parfois… seule, parfois avec une vingtaine de personnes mais la moyenne tournait entre six et dix personnes par réunion. La difficulté pour ces lieux est de fidéliser les invités. Sur le long terme, ma présence a été compliquée parce que les pentecôtistes considèrent l’expérience de la conversion comme centrale. Moi, j’étais toujours à l’heure, je prenais beaucoup de notes mais rien ne se passait dans ma vie spirituelle. C’était étrange pour eux. Une pression commençait à poindre et j’avais beau expliquer que ma religion était de comprendre celle des autres, ils m’encourageaient à choisir ma voie selon une logique binaire: si je n’étais pas explicitement du côté de Dieu, c’est que j’appartenais à l’autre «camp».
On ne ferait donc pas un mauvais procès aux pentecôtistes perçus comme réactionnaires et archaïques?
C’est vrai, ils sont plutôt conservateurs mais il y a aussi d’autres dimensions dans le mouvement pentecôtiste et c’est bon aussi de pondérer l’aspect négatif. Ils mettent en place des formes de solidarité, d’entraide qui pallient les manques des politiques migratoires. Toutes les classes sociales sont représentées dans les assemblées. Les fidèles y développent une vraie force, se reliant les uns aux autres. Sans trop idéaliser cet aspect, ils prennent quand même soin les uns des autres, et je pense que c’est bon de le souligner. Ensuite, la croyance amène une expérience intime, une forme d’éducation à essayer d’être meilleur. Des personnes s’en trouvent plus fortes.
Qu’apprendre d’eux?
Un exemple. Nous avons fait une sortie un vendredi soir pour évangéliser les «homosexuels» et les prostituées. Armées de Bibles et de thermos, deux équipes se sont rendues à la gare du Nord. Les convertis non mariés n’avaient pas le droit de participer à l’action, histoire de ne pas être déviés du droit chemin… Je faisais équipe avec une Péruvienne enceinte de sept mois. Nous sommes restées jusqu’à trois heures du matin à parcourir la rue d’Aerschot et le boulevard du Roi Albert II. Cela a débouché sur des échanges assez inédits. Des prostituées expliquaient qu’elles étaient croyantes, qu’elles connaissaient très bien Dieu, que faire le trottoir leur permettait d’envoyer de l’argent au pays pour l’éducation de leurs enfants parce qu’elles ne voulaient pas qu’ils grandissent dans la même misère qu’elles. Cette parole faisait écho à ce que beaucoup de pentecôtistes vivent, ils cherchent aussi le moyen d’envoyer de l’argent aux membres de la famille restés au pays. Bien sûr, ils ont leur vérité unique et exclusive, mais ils ont encore l’idée que nous vivons dans le même monde et portent une attention aux plus démunis. La prostituée représente sans doute pour eux l’archétype du pêché, c’est la raison pour laquelle, ils veulent la «sauver». On peut être d’accord ou non mais je trouve que cet engagement mérite d’être souligné. Ils n’acceptent pas l’indifférence. Ils s’investissent vraiment pour transformer l’espace de la ville et endiguer ce qu’ils perçoivent comme de la décadence.
Mais leur approche des convictions religieuses est ultraprosélyte.
Oui. Toute personne convertie devient un évangélisateur potentiel. La Belgique est pensée comme un désert spirituel. Selon eux, Dieu serait parti du cœur des Belges. L’évangile de la prospérité explique d’ailleurs la crise économique que l’Europe traverse de cette manière.
Y aurait-il des «Belges» dans les assemblées?
Il y en a, plutôt via des couples mixtes. Mais ils sont peu et cette faible présence peut s’expliquer en grande partie par le message qui est diffusé. Il est fort articulé autour de la migration, du mouvement, de la mobilité en s’appuyant sur des passages bibliques qui font référence à l’exil, aux notions de refuges et d’accueil. Les fidèles s’appuient sur la lettre biblique pour donner des contours positifs à leur statut de migrant, qui est plutôt dévalué dans les autres sphères sociales. L’évangélisation leur permet de réorganiser leur propre migration. Ils la réécrivent en ayant quelque chose à donner à la société belge. Ils ne sont plus que des migrants en quête d’améliorer leur seule condition de vie, mais ils se posent en missionnaires ayant quelque chose à apporter, à offrir.
Le pentecôtisme, c’est la principale transnationalisation religieuse du XXe siècle. Dès le départ, le mouvement est diffusé aux quatre coins du monde, ce qui en fait une religion très malléable, qui s’adapte au contexte local. C’est sans doute une des raisons de son succès fulgurant dans l’histoire du christianisme.
Côté politique et compte tenu de leur entrisme dans la vie politique américaine, faut-il craindre leur influence au niveau politique en Belgique?
Ils sont encore trop à la marge et beaucoup de mécanismes font en sorte qu’ils y restent. C’est certain que les pentecôtistes admirent le modèle américain où une idée religieuse peut devenir une idée politique, mais je n’ai pas encore remarqué cette perméabilité entre les pratiques en Belgique. Ils sont encore trop occupés à essayer d’acquérir une légitimité religieuse, car ils sont peu ou mal connus. Ils forment une minorité dans une minorité: la minorité protestante dans le paysage belge majoritairement catholique et une tendance minoritaire dans le monde protestant. Ceci dit, depuis quelques années, cette tendance s’est inversée et le protestantisme évangélique (importé) est devenu quantitativement plus important que le protestantisme «établi» (historique). Je n’ai pas rencontré de politiques aux offices classiques mais de ce que je sais, en 2003 et 2005, ils sont tous venus parler à la «Nouvelle Jérusalem» (Assemblée de la Church of God de Cleveland, tête de pont missionnaire pour l’Europe occidentale, très populaire à Bruxelles, réunissant des milliers de membres tous les dimanches, NDA). Qu’ont-ils envoyé comme message en faisant cela? Ils ont légitimé le mouvement, qui s’inscrit dans une lutte pour la reconnaissance de leur église. Plutôt qu’une visite qui ressemble à la pêche aux voix, il faut engager avec eux un vrai débat de fond sur l’éthique et organiser des espaces de dialogues qui dépassent les limites des appartenances religieuses.