La 1re cible du 1er Objectif du millénaire pour le développement, «réduire de moitié, entre 1990 et 2015, la proportion de la population dont le revenu est inférieur à un dollar par jour» aurait été atteinte en 2010. Cependant, près d’un milliard de personnes vivent encore dans une pauvreté extrême en 2015. Décryptage statistique et nuances s’imposent.
En 1990, le taux de pauvreté extrême dans les pays en développement s’élevait à 43,05%, touchant plus d’1,9 milliard de personnes. En 2010, ce taux n’était que de 20,63%, soit 1 214,98 millions de personnes. Voilà ce qu’on pouvait lire jusqu’à récemment sur le site web de la Banque mondiale, la seule institution ayant des statistiques sur la pauvreté mondiale. Mais en consultant ce même site aujourd’hui, voici les chiffres qu’on y trouve, toujours au sujet de la pauvreté extrême: en 1990, 43,5% (1 920,2 millions de personnes) et en 2010, 19,1% (1 125,5 millions de personnes). Selon la Banque mondiale, au cours de cette année 2015, le chiffre continuera de diminuer jusqu’à 13,4% et l’on passera en dessous de la barre du milliard de personnes. Une différence de cent millions de personnes, est-ce important? N’est-il pas plus significatif de souligner que le premier objectif du millénaire pour le développement, une réduction de moitié de la pauvreté extrême, a bel et bien été atteint? Sûrement.
Des données «ajustées»
Néanmoins, il y a quelques bons arguments pour scruter les statistiques de la Banque mondiale. Tout d’abord, parce que les chiffres ont constamment été «ajustés» ces dernières années. On pourrait penser qu’il s’agit à chaque fois d’améliorations, mais à vrai dire on ne le sait pas, car la méthodologie de la Banque mondiale est loin d’être transparente. Deuxièmement, parce que les chiffres actuels ne sont pas les chiffres définitifs. En effet, les résultats des nouveaux calculs des «parités de pouvoir d’achat» (PPA) sont aujourd’hui connus. Les PPA sont une sorte de taux de conversion qui permettent de comparer les statistiques nationales au moyen du constat des prix réels pratiqués dans les différents pays. Le seuil de pauvreté utilisé par la Banque mondiale est de 1,25 US dollars par jour, mais étant donné qu’un tel dollar ne permet pas d’acheter autant de choses à New York qu’à Ouagadougou, les chiffres nationaux doivent être ajustés. Or, dans les années 90, ces «ajustements» ont provoqué une hausse de la pauvreté extrême en Afrique de 10%. Le nombre total de personnes extrêmement pauvres dans les pays en développement augmentait de 800 millions à 1 482 millions. Résultat similaire en 2005: l’économie chinoise, nous disait-on, avait été surévaluée de 40%. Résultat: l’extrême pauvreté y augmentait de 130 millions de personnes.
Les résultats des nouveaux calculs vont embellir les statistiques et les résultats des Objectifs du millénaire. Cette fois-ci, les chiffres sont à la baisse: moins 50 millions pour la Chine, moins 300 millions pour l’Inde, moins 40 millions pour le Bangladesh… La pauvreté extrême dans les pays en développement n’est plus que de 9%! Hélas, la réalité des personnes pauvres n’aura pas changé sous l’influence de cette baguette magique.
Cette acrobatie statistique est-elle importante? À peine, car tous ceux qui ont mis un pied sur le continent africain en s’éloignant un peu des centres-villes auront remarqué l’importance des privations. Ajoutez à cela que de toute façon, l’ensemble de l’exercice des Objectifs du millénaire souffre d’un manque de données et de statistiques. À peine la moitié des indicateurs sont fondés sur des recensements, tout le reste n’est qu’estimation et approximation. Il est évident que cela décrédibilise tous les graphiques multicolores des rapports officiels.
Les chiffres et la réalité
Il y a un argument supplémentaire pour réfléchir sur le «développement» et la «coopération au développement». En Afrique subsaharienne, même les statistiques officielles ne signalent aucune amélioration au niveau de la pauvreté extrême. L’objectif n°1 est atteint au niveau mondial, mais essentiellement grâce à la Chine et à l’Inde. Ce sont des pays qui n’ont jamais dû suivre les recettes de la Banque mondiale et du FMI. En Amérique latine, où les institutions internationales ont eu un réel pouvoir, les gouvernements progressistes arrivés au pouvoir au début du millénaire ont changé de politique et ont commencé à payer de petites allocations à leurs pauvres. La pauvreté a commencé à y diminuer.
La crise du virus Ebola en Afrique occidentale nous montre que les politiques de développement y ont échoué. Certes, plusieurs pays africains ont une croissance importante ces dernières années, autour de 4% en moyenne et au-delà de 10% dans les pays «Ebola» comme le Libéria et le Sierra Leone. Mais quel en est le résultat pour les populations? Y a-t-on accès aux soins de santé? Y a-t-il de l’eau disponible pour tous? Y a-t-il une protection sociale? Pourquoi faut-il des militaires, de l’aide d’urgence et de la philanthropie si l’eau de javel peut être utile à combattre la maladie?
Le développement soutenable
Les Objectifs pour le développement durable qui doivent être adoptés en septembre 2015 comprennent la lutte contre les inégalités et l’introduction de la protection sociale, à côté de l’objectif de l’éradication de la pauvreté extrême. C’est très positif. Pourtant, une fois de plus, le doute s’installe. La protection sociale peut-elle aider si elle est en premier lieu un «investissement» au service de la croissance? Le développement social peut-il prendre forme si ce n’est pas une priorité des gouvernements nationaux? S’il n’y a pas de fiscalité juste? S’il n’y a pas de redistribution des revenus? De même, peut-on lutter contre les inégalités si les revenus supérieurs échappent une fois de plus aux réformes demandées?
Plusieurs ONG ont signalé la présence de plus en plus importante des grandes sociétés multinationales au sein de l’ONU. Cela explique la mention des «partenariats», au pluriel, dont parle le texte en discussion. À l’avenir, la coopération ne sera plus le monopole des États et des sociétés civiles, mais les grandes entreprises veulent avoir leur part du gâteau. Rien à redire s’il s’agissait des entreprises des pays en développement dont les bénéfices pourraient bénéficier aux gouvernements et aux populations. Mais le développement n’est pas une affaire d’ordinateurs et de téléphones mobiles s’il ne s’accompagne pas d’une transformation sociale et économique.
Les Objectifs du développement durable peuvent être un instrument important pour développer et renforcer la solidarité entre le Nord et le Sud. Et pour nous faire comprendre que, dorénavant, le Nord aussi est une région «en développement» au niveau environnemental. La grande leçon des Objectifs du millénaire est sans doute que la pauvreté ne peut être éradiquée si on ne s’attaque pas en même temps à l’inégalité et si on ne s’efforce pas d’améliorer la fiscalité, la redistribution et la démocratie. Sauver la vie sur la planète est à ce prix. La pauvreté, faut-il le répéter, n’est pas un problème des gens pauvres, mais de l’ensemble de la société, au niveau national autant que mondial.