Espace de libertés – Mai 2015

Les sanglants fantômes du Temple solaire


Libres ensemble
Voilà 20 ans, des adeptes de l’OTS périssaient dans un massacre, enfants compris. La tuerie garde ses mystères, comme les origines du mouvement templier, entre famille princière monégasque, nébuleuse d’extrême droite et délires ésotériques.

En l’an de grâce 1314, Jacques de Molay, grand maître de l’Ordre du Temple est brûlé vif sur l’île aux Juifs, à Paris. Juste châtiment pour ses crimes hérétiques et sodomites –et accessoirement pour avoir porté ombrage au bon roi Philippe le Bel de par la puissance financière des Templiers. Dans la nuit du 15 au 16 décembre 1995, voilà 20 ans, c’est un autre bûcher qui illumine la forêt du Vercors, dans lequel périssent treize adeptes de l’Ordre du temple solaire et trois enfants. Vérité judiciaire: suicide collectif en vase clos. En d’autres termes, les fous furieux de l’OTS, désireux de «transiter vers l’étoile Sirius», se sont allègrement tirés dessus avant que le dernier asperge les cadavres d’essence et craque une allumette.

Aujourd’hui encore, Alain Vuarnet, fils du légendaire champion olympique de ski Jean Vuarnet, doute de cette version officielle. Dans la tuerie du Vercors, il a perdu sa mère, son frère, la compagne de celui-ci et leur fillette, Tania, âgée de 5 ans. Détail, les autopsies ont révélé que la mère, ainsi qu’une autre femme morte avec ses deux enfants de 2 et 6 ans, présentaient «une fracture mandibulaire, une fracture maxillaire de la paroi antérieure du sinus maxillaire droit». En langage profane, cela signifie qu’elles ont toutes deux été violemment frappées au visage, probablement avec la crosse d’une arme de poing. Auraient-elles voulu sauver leur progéniture du brasier dans un dernier sursaut? Cela s’apparenterait alors plus à des homicides volontaires qu’à un suicide.

Il ne s’agit là que d’une des nombreuses zones d’ombre qui planent encore sur l’affaire du Vercors. En 2003, Alain Vuarnet a fait exhumer les dépouilles de sa mère et de son frère aux fins d’analyses. Celles-ci ont révélé, comme dans la terre de la scène du drame, une importante et anormale concentration de phosphore. Une substance qui pourrait être compatible avec l’utilisation d’une arme de guerre, de type lance-flammes, et donc d’une intervention extérieure. Aucune empreinte digitale des victimes n’a été retrouvée à l’extérieur de leurs véhicules laissés aux abords de la forêt. Une femme, Alexandrina P., voisine du couple Vuarnet, que nous avons retrouvée, affirme avoir vu des hommes se présentant comme des policiers «venir faire le ménage» dans l’appartement des victimes, à Genève, deux jours avant même que la tuerie ne soit officiellement découverte. Ce témoignage, comme ces autres éléments, pas plus que les étranges mouvements de fonds vers l’Australie sur les comptes bancaires de certains adeptes n’ont passionné la justice. «Suicide en vase clos». Circulez, il n’y a rien à voir. Telles furent également les conclusions des enquêtes sur les précédents massacres, au Canada et en Suisse, dans lesquels, au total, 74 membres de l’OTS ont péri, dont leurs chefs de file Jo Di Mambro et le médecin belge aux charme et charisme magnétiques Luc Jouret.

Imposer «l’Occident blanc judéo-chrétien» par le lance-flammes

Judiciairement celé, le dossier du Vercors marque, en guise de point final, un point d’interrogation sur les mystères de l’Ordre du Temple solaire.

Judiciairement celé, le dossier du Vercors marque, en guise de point final, un point d’interrogation sur les mystères de l’Ordre du Temple solaire. Ce mouvement mystique n’a rien de commun avec d’autres sectes apocalyptiques qui disparurent dans des massacres, telle celle des davidiens, fanatiques suivistes de David Koresh (82 morts au terme du siège de Waco, au Texas, en 1993). Les fidèles de l’OTS étaient, tous, socialement intégrés, pour la plupart aisés, cultivés. Schématiquement, leur intérêt et leurs pratiques ésotériques constituaient un étrange syncrétisme de survivance des Templiers, cérémoniels inspirés de la Rose-Croix, croyance en des esprits supérieurs flottant dans les limbes de Sirius. Dans le même temps, le grand maître Jo Di Mambro brassait des sommes considérables à la provenance et à la destination occultes. Il avait été, par le passé, proche de la mouvance d’extrême droite. Dans les années 70, les tenants de la défense d’un certain «Occident blanc judéo-chrétien» entretenaient des accointances avec des membres de services secrets en France, en Suisse comme en Belgique. Les liens entre des policiers membres de l’OTS et les réseaux du Service d’action civique (le SAC, rassemblant des nervis gaullistes) sont avérés. La mission sacrée des compagnons de Jacques de Molay était de protéger le tombeau du Christ de la souillure des infidèles. Dans la hiérarchie de l’OTS, des «capes dorées», stade suprême, se rêvaient aux côtés des esprits, grands maîtres connaisseurs des secrets de l’univers. Intellectuellement et sur le parchemin, le programme est alléchant. Pas sûr, cependant, que tous ceux qu’il passionnait souhaitassent pousser l’étude jusqu’à une mâchoire fracturée, une balle dans la tête et finir le corps à moitié calciné sur le cadavre d’un gamin de 5 ans.

Grace Kelly intronisée «grande prêtresse»

Les origines mêmes de l’OTS révèlent une trame digne d’une fantasmagorie dont Umberto Eco ferait son délice. À l’origine, «la lumière fut», etc. Puis, dans les années 60 naquit l’Ordre souverain du Temple solaire (OSTS), sous la férule de Jean-Louis Marsan. «Loulou», pour les intimes, était un proche des Rainier, descendants de soudards, devenus famille princière par la grâce de l’évasion fiscale et de la presse people. Porté sur l’ésotérisme, Loulou, grosses lunettes à monture d’écailles, boutons de manchettes et cigare aux lèvres, tutoyait SAS Rainier III de Monaco. Son épouse dirigea la «gazette», publiant la bonne parole sur le Rocher, ses fils tenaient la pharmacie «fournisseur officiel de la famille princière». Sur la tombe de Marsan, à Monaco, une croix templière rappelle le credo qui guida sa vie.

Son ami Jacques Demarny nous a raconté leurs aventures ésotériques. Le regretté Demarny, de son vrai nom Lemaître, disparu en 2011, fut notamment parolier pour Tino Rossi, Enrico Macias ou Georges Guétary avant de veiller sur les droits financiers des saltimbanques, ès qualités d’administrateur de la Sacem (1). Voici ce qu’il nous raconta en 1998: «Les activités de l’OSTS, structure néotemplière, s’orientaient vers la mystique, la spiritualité gnostique. En suivant la verticalité de la Croix, la magie blanche, nous arrivions à l’ésotérisme». Amen.

Emballé par le projet, Rainier reconnut officiellement l’OSTS en 1964 –et le fit savoir dans le cénacle des adeptes triés sur le volet. Or, cet adoubement, par un prince régnant, d’un mouvement templier, ordre chrétien soldatesque, lui conférait de fait une aura et une prééminence sur les autres groupuscules fantaisistes jouant de la cape, de l’épée et du Molay aux petits pieds.

Devenu grand maître templier doctement patenté, Loulou poussa son avantage. En 1982, Grace Kelly, qui fut aussi grande actrice que bonne comédienne du Rocher, fut intronisée «grande prêtresse» au sein de l’OSTS. La cérémonie se déroula au prieuré de Villié-Morgon, sympathique commune réputée pour ses dégustations de Beaujolais. Entre deux séances photos pour Paris-Match et un procès à Closer, le service de communication de la Principauté monégasque a trouvé le temps de démentir cet infamant racontar. Guy M., l’ancien chauffeur de Di Mambro, nous assure de son côté avoir conduit la princesse ce soir-là, et d’autres, au prieuré. Relativisons sa parole, tant il est vrai que son casier judiciaire tient de l’armoire normande.

Toujours est-il qu’après la mort tragique de Grace, en septembre 1982, l’OSTS implosa. Déchirés, les fidèles se répartirent en deux groupes distincts et farouchement hostiles, L’Ordre nouveau des Templiers opératifs (ONTO) et l’Ordre du Temple solaire. La seconde excroissance connut le succès, au moins médiatique et sanguinolent, que nous savons.

En 1983, des frères capucins se portèrent acquéreurs du prieuré de Villié-Morgon. Encore sous le choc, l’un d’eux nous raconta leurs découvertes: «Dans la cave, il y avait une chapelle, une table en béton armé dont les pieds étaient incrustés dans le sol. Dessus, il y avait l’image de Notre-Seigneur Jésus-Christ, les douze apôtres et de nombreux symboles ésotériques et cabalistiques». Tourneboulé, le frère se souvient encore de ces «opuscules comparant la messe templière à l’eucharistie catholique». Le contrat de vente du prieuré ne prévoyait pas les hectolitres d’eau bénite nécessaires à la purgation des lieux. Les derniers fidèles du Temple solaire encore de ce monde liront peut-être cet article. Ils ont échappé au brasier. Mais quid du bûcher des vanités? Peut-être, comme l’écrivait Voltaire, «se sont-ils faits dévots, de peur de ne rien être».

 


(1) Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, NDLR.