Espace de libertés – Mai 2015

En route pour le 9e objectif?


Dossier
Alors que le monde industrialisé s’interroge sur la façon de relancer une croissance qualifiée de «paresseuse» par le FMI (1), les pays dits «en développement» s’interrogent, eux, sur la survie de leurs populations. Quant à l’Europe, on aurait tort de la croire non concernée.

Les plaies que les pays du Sud endurent sont bien connues: pauvreté, malnutrition, mauvais accès à l’eau, analphabétisme, inégalité des sexes, problèmes de santé sous toutes ses formes, pollution et dépendance aux aides sont les plus fréquemment citées. Si ces problèmes n’émeuvent que modérément les nantis que nous sommes, ils ont néanmoins suscité une réflexion au sein des Nations unies et de leurs agences spécialisées comme, en première ligne, le PNUD (2). Devant le constat navrant de l’inefficacité chronique des programmes d’aide d’urgence ou à moyen terme, les experts onusiens ont accouché d’un vaste plan «orienté résultats», comme on dit chez les civilisés. Un plan décliné en 8 objectifs et 48 critères, et assorti d’un calendrier dont la date butoir, ô hasard, est 2015.

Des objectifs cosmétiques?

Comme toujours, l’initiative eut ses défenseurs et ses critiques. Pour les premiers, les OMD (3) ont l’avantage de définir des buts précis et vérifiables, tant d’un point de vue global que local, pour reprendre l’antienne du développement durable «think global, act local». Ils permettaient de fixer un calendrier précis, de définir les rôles de chacun et d’évaluer les actions à l’aune de leur résultat – positif ou négatif. Pour les détracteurs, les OMD, pour louables qu’ils fussent, relèvent d’une approche bureaucratique, centralisée, par trop détachée des réalités de terrain. Qui plus est, ils reprochent au projet de n’avoir pas fait l’objet d’une vaste consultation des stakeholders (4) et de négliger des « questions fondamentales touchant les inégalités, la discrimination, les droits et l’empowerment » (5). Ce qui revient à reprocher aux OMD de s’attaquer aux conséquences tout en négligeant les causes et, in fine, de taire prudemment le coût du programme envisagé. Voilà pour les préalables.

Les 8 objectifs sont les suivants:

  • réduire l’extrême pauvreté et la faim,
  • assurer l’éducation primaire pour tous,
  • promouvoir l’égalité et l’autonomisation des femmes,
  • réduire la mortalité infantile,
  • améliorer la santé maternelle,
  • combattre les maladies,
  • assurer un environnement humain durable,
  • mettre en place un partenariat mondial pour le développement.

Nous pourrions plaider pour un 9e objectif, contraignant celui-là, qui consisterait à changer de paradigme de société.

Les articles qui suivent se proposent de faire le point sur chacun, dans une vision libre des auteurs. On sait d’ores et déjà que les résultats escomptés ne sont atteints dans aucune de ces catégories. Certains professionnels de l’aide au développement estiment même que les critères de certains d’entre eux ont été modifiés afin de masquer l’échec sous un succès d’apparence. Le lecteur jugera.

«Guerres de la pauvreté»

Ce qui est aussi en jeu, c’est le type de relations qu’entretiennent les pays industrialisés avec leurs frères humains du Sud. L’enfer est pavé de bonnes intentions, c’est connu. L’aide au développement reste aussi, si pas surtout, une gigantesque mainmise sur des régions aussi riches en ressources que pauvre est leur population. Plutôt que d’aider, au nom de la solidarité humaine, ces peuples à prendre leur destin en mains et à se donner les moyens d’exploiter eux-mêmes ces ressources par des aides structurelles, les bailleurs de fonds maintiennent les populations du tiers-monde dans un état de dépendance qui, en réalité, laisse aux multinationales américaines, indiennes, chinoises, japonaises, australiennes et européennes tout le loisir de les spolier des richesses de leur terre pour un prix ridicule. On peut dire la même chose des institutions de Bretton Woods, qui conditionnent leurs «aides» (des prêts) à la mise en place de politiques néolibérales qui étranglent les pays au lieu de les aider à se développer. Faute de surmonter ces obstacles, et d’autres encore sans doute, aucun objectif de développement, qu’il soit ou non du millénaire, ne pourra être atteint. Et les «guerres de la pauvreté et pour les ressources» se poursuivront, avec leur cortège de morts, de femmes violées et d’enfants lancés comme chair à canon.

Tous concernés

Il existe un autre piège à éviter: celui de se focaliser sur le tiers-monde et de ne pas balayer devant notre propre porte. Il y a parmi nous des femmes, des hommes et des enfants qui ne mangent pas à leur faim. Il y a des enfants peu ou mal scolarisés. L’égalité des femmes et des hommes reste largement à parfaire. De nouvelles maladies, des bactéries résistantes, d’anciennes affections qu’on croyait éradiquées apparaissent ou réapparaissent. Beaucoup d’Européens n’ont pas d’accès à l’eau potable en suffisance. Quant à l’environnement humain durable, c’est certainement prioritairement dans les pays dits «développés» qu’il est urgent d’en assurer la promotion. Car ce sont nous, les riches, qui polluons l’air, la terre et les mers, surconsommons les ressources et exportons sans vergogne nos déchets toxiques dans une Afrique qui sert à la fois de pays de cocagne et de poubelle mondiale.

Nous pourrions plaider, dès lors, pour un 9e objectif, contraignant celui-là, qui consisterait à changer de paradigme de société. Opter pour l’indice du développement humain (IDH) fondé sur une vie longue et saine, l’acquisition de connaissances et un niveau de vie décent, en remplacement du tristement peu ambitieux PIB. Instaurer une solidarité mondiale basée sur l’idée que tant qu’il y aura des pauvres, les riches ne connaîtront pas de paix. Faire évoluer les Nations unies et les institutions financières mondiales vers des modèles plus équitables. Instaurer des règles mondiales régissant l’éthique des affaires et du commerce et l’utilisation vertueuse des ressources. Intégrer les critères éthiques, sociaux et environnementaux dans la cotation boursière des entreprises. Modifier le système d’allocation des aides de façon à court-circuiter la corruption et réprimer plus sévèrement ce cancer du développement. Quelques idées, parmi d’autres, qui demandent effectivement plus que cinq minutes de courage politique.

 


(1) World Economic Outlook. Sustaining the recovery, Washington, IMF, 2009.

(2) Programme des Nations unies pour le développement.

(3) Objectifs du millénaire pour le développement.

(4) Terme consacré qui désigne les parties prenantes d’un projet, en général les populations locales, les acteurs de terrain, les intermédiaires et les bailleurs de fonds.

(5Le grand tournant? 50 idées-forces pour comprendre l’état du monde, Bertand Badie et Dominique Vidal (dir.), Paris, La Découverte, 2010, p. 160.