Espace de libertés – Mai 2015

De la guérilla au califat: les métamorphoses de Boko Haram


International
Confinant à la secte depuis sa création en 2002, Boko Haram s’est tourné vers un djihadisme offensif dès 2009, menant depuis des attaques quasi quotidiennes dans le nord-est du Nigéria. Dans le contexte d’une Afrique de l’Ouest en proie à de multiples groupes islamistes, quelles sont les spécificités de Boko Haram? Décryptage.

L’enlèvement de 276 jeunes filles en avril 2014 a provoqué une prise de conscience mondiale du danger représenté par Boko Haram, qui a depuis annoncé la création d’un califat au nord du Nigéria et prêté allégeance à l’EI en mars 2015. La rapide évolution du groupe a rendu ses objectifs difficiles à cerner, laissant craindre la possibilité d’une guerre civile au Nigéria, voire sa mutation en un acteur du djihad global. Malgré ces développements, Boko Haram demeure un groupe à part, à la fois dans l’histoire du Nigéria, mais aussi au niveau du djihadisme global, dans lequel il ne semble pas encore totalement s’inscrire.

L’escalade de la violence

Boko Haram («l’éducation occidentale est un pêché») naît en 2002 dans l’État de Borno, au nord-est du Nigéria, lorsqu’un jeune prédicateur charismatique, Mohammed Yusuf, fonde une secte s’inspirant des Izala, un mouvement salafiste fondé en 1978 pour réislamiser les «mauvais musulmans». Dès le départ, Boko Haram se démarque par son extrémisme: là où les Izala espèrent une refonte de l’État nigérian de l’intérieur afin de faire valoir leurs revendications (1), Yusuf a pour objectif le renversement du pouvoir en place et l’établissement d’un État islamique. À l’époque, Boko Haram présente tous les attributs d’une secte: ses membres rejettent les autres musulmans, ne se marient qu’entre eux et considèrent Yusuf comme un gourou.

Le réel tournant aura lieu en juin 2009, lorsqu’en réaction à la féroce répression exercée sur elle, la secte lancera une insurrection à travers quatre États du nord du Nigéria.

De 2003 à 2009, Boko Haram mène un conflit de basse intensité, s’en prenant uniquement aux symboles de l’État (postes de police, bâtiments publics). Le réel tournant aura lieu en juin 2009, lorsqu’en réaction à la féroce répression exercée sur elle, la secte lancera une insurrection à travers quatre États du nord du Nigéria, qui résultera en la mort de plus de 800 de ses membres, dont celle de Mohammed Yusuf. Le gouvernement pense alors avoir éradiqué la secte, qui va réémerger en 2010.

À la suite du décès de leur leader, des centaines de membres s’enfuirent en effet vers les pays limitrophes, où ils se réorganisèrent sous l’égide d’Abubakar Shekau, ancien numéro deux et successeur autodéclaré de Mohammed Yusuf. Dès 2010, la secte se transforme en groupe terroriste et s’étend en dehors du Borno, menant une campagne de terreur: le groupe systématise ses attaques contre les chrétiens, les forces de sécurité et les leaders religieux musulmans critiques de leur doctrine. Début 2013, le président Goodluck Jonathan reconnaît ne plus être maître de la région nord-est du Nigéria, tandis qu’en représailles à la création de milices locales Boko Haram commence à viser massivement les civils, détruisant désormais des villages entiers.

Un groupe terroriste atypique

C’est la première fois que le Nigéria doit faire face à une insurrection islamiste de cette ampleur. La République avait certes déjà fait face à l’insurrection du groupe Maitatsine (1980-1985), mais leurs actions étaient loin d’avoir la violence et la portée de celles de Boko Haram. Dès lors, comment expliquer le «succès» du groupe?

Premièrement, si la secte portait les germes de son insurrection dès sa naissance, sa radicalisation n’aurait pas connu une accélération si dramatique sans l’écrasement de 2009, qui la priva de son leader et vit ses cadres s’éparpiller dans les pays voisins. Ce n’est qu’après 2009 que le groupe est entré dans la clandestinité et que Shekau, que d’aucuns considèrent comme bien plus radical que Yussuf, a pris la tête du mouvement. De plus, le groupe a depuis commencé à faire usage de kamikazes et d’attentats-suicides, techniques jusqu’alors inédites au Nigéria. Une évolution qui s’explique par la formation dont les combattants de Boko Haram ont bénéficié de la part de groupes appartenant à la mouvance djihadiste mondiale tels que les Shebab (Somalie) et AQMI (Mali) au cours de leur exil.

Fondamentalement, la lutte est religieuse: Boko Haram ne se bat pas contre la pauvreté ou la corruption au sein de l’État.

La fracture socioéconomique entre le sud et le nord du Nigéria est régulièrement mise en avant pour expliquer le succès de la secte. Or, fondamentalement, la lutte est religieuse: Boko Haram ne se bat pas contre la pauvreté ou la corruption au sein de l’État. Il s’agit d’une lutte pour le pouvoir, pour abattre le système existant et le remplacer par un système islamique (2). Un objectif qui trouve un écho important dans une fédération nigériane où l’appareil étatique est manipulé au profit de divers groupes et échoue à délivrer des services de base à ses citoyens.

De plus, avant qu’il ne commence à viser massivement les civils, le groupe bénéficiait d’un certain soutien populaire sur le plan idéologique: un sondage (3) réalisé en 2011 révélait que 49% des musulmans nigérians étaient favorables à Al-Quaïda. L’amertume est en effet forte au nord du pays, où la population avait réclamé l’instauration de la loi islamique comme une solution face au chaos économique et social et où la persistance des inégalités a été mise sur le compte d’une mauvaise application de la charia de la part de l’État séculier.

La réponse de l’État a aussi contribué à jeter des habitants dans les bras de Boko Haram: à la fois trop faible (le président Jonathan a reconnu avoir longtemps sous-estimé le mouvement) et excessive, les troupes envoyées par Abuja, peu soucieuses des dégâts collatéraux, faisant face à une grande impopularité dans le Nord. En outre, malgré des moyens importants (la sécurité représentant 23% du budget national), la corruption est telle que les soldats déployés sur le terrain n’ont pas les équipements nécessaires pour combattre les insurgés.

Aux adeptes des premiers temps se sont donc ajoutées des personnes adhérant à Boko Haram non par conviction, mais pour y chercher une protection contre les violences de l’armée et des soldats ayant fait défection. L’escalade de la violence du groupe, combinée à la conquête d’un territoire de 20 000 km² au nord du pays en six mois a pourtant connu un point d’arrêt depuis le début de l’année 2015.

Rompre la spirale de la violence

Le lancement, le 8 mars 2015, d’une offensive des troupes nigérianes et ses alliés (Tchad, Cameroun, Niger) a pour la première fois fait reculer Boko Haram. Dans ce contexte, le ralliement du groupe à l’État islamique peut être vu comme le contrecoup de cette défaite militaire et la proclamation d’un califat au nord du Nigéria, comme une volonté d’émulation d’un allié puissant. Toutefois, tout comme l’allégeance prêtée à AQMI par Boko Haram en 2010 ne s’était pas traduite par une fusion des organismes (4), actuellement, Boko Haram conserve une grande indépendance vis-à-vis de l’EI.

Le spectre d’une éventuelle guerre civile s’est éloigné: contrairement à l’EI, Boko Haram n’a pas mis en place les structures de gouvernement dans les territoires qu’il contrôle et n’y bénéficie pas de suffisamment de soutien pour menacer durablement la souveraineté territoriale du pays. Cette intervention, indispensable pour soulager les martyrisés du Nord, présente cependant une faiblesse majeure: le manque de coordination et d’engagement de l’armée nigériane. Seul, le Nigéria n’aurait jamais pu faire face à Boko Haram, et l’armée nigériane ne reprend pas toujours immédiatement possession des villes libérées par les forces alliées, offrant aux insurgés la possibilité de les reconquérir.

Le combat sera d’autant plus difficile que le flou demeure autour de ses effectifs et de l’organisation de sa chaîne de commandement, au point que certains observateurs estiment que Boko Haram serait moins un mouvement soudé qu’une franchise dont le label est utilisé par diverses factions à l’idéologie similaire. Un manque d’information qui sera peut-être comblé maintenant que des pans entiers du territoire, jusqu’à présent impossibles d’accès, ont été délivrés des islamistes.

La récente élection de Muhammad Buhari laisse espérer que l’effort ne sera pas que ponctuel, le nouveau président ayant défini comme priorités la lutte contre la corruption et la sécurité, deux points ayant contribué à la montée en puissance de Boko Haram.

Au Nigéria, l’islamisme militant et violent a achevé sa phase d’incubation. Malgré leur défaite, les partisans de Boko Haram pourraient à nouveau s’exiler et mener des actions terroristes à distance. La lutte contre Boko Haram sera donc un combat de longue durée contre une idéologie mortifère, née des échecs de l’État postcolonial nigérian.

 


(1) Marc-Antoine Pérouse de Montclos et Alice Béja, «Boko Haram ou le terrorisme à la nigériane», dans Esprit, juillet 2014, p. 119.

(2) Adam Higazi et Florence Brisset-Foucault, «Les origines et la transformation de l’insurrection de Boko Haram dans le nord du Nigeria», dans Politique africaine, n° 130, 2013/2, p. 163.

(3) «Osama bin Laden Largely Discredited Among Muslim Publics in Recent Years», dans Pew Global Attitudes Project, 2 mai 2011.

(4) Guibbaud Pauline, «Quelle place pour Boko Haram dans l’arc islamiste sahélien?», Sécurité globale, nos 25-26, 2013/3, p. 108.