Espace de libertés – Mai 2015

De la culture financée à la réalisation standardisée


Arts
D’après ses plus fidèles supporters, le «crowdfunding», ou financement participatif, répondrait brillamment à l’équation «micro-mécénat pour maxi-résultats». Mais, le succès n’aidant pas forcément sur ce coup-là, ce système a changé de nature. Et, de la volonté d’aider à l’éclosion d’un projet, il flirte maintenant dangereusement avec les lois du marché. Qui ont rarement rimé avec diversité.

Historiquement, c’est la première campagne présidentielle de Barack Obama, en 2008, qui a placé le crowdfunding sur orbite. Et son milliard de dollars récolté en 2012 lors de sa seconde campagne demeure aujourd’hui un record inégalé. Concernant la culture, les campagnes de financement communautaire vont de la production d’un film à celle d’un album de musique, en passant par le lancement d’un festival ou la restauration d’un tableau. Ainsi la plateforme KissKissBankBank, «leader européen du crowdfunding dédié à la créativité et l’innovation», créée en mars 2010 «pour permettre aux créateurs et au public de vivre une expérience inédite de partage autour de la création» regorge-t-elle de projets de collecte dans le domaine de l’art, du film et de la vidéo, de l’édition, de la musique, de la photographie ou encore du spectacle vivant.

Mécénat collectif

Même si déjà financées par l’État, les grandes institutions culturelles, notamment françaises, s’y sont aussi mises depuis plusieurs années. En 2010, le Louvre a par exemple lancé le programme «Tous mécènes» pour l’acquisition des Trois Grâces de Cranach (7 200 donateurs et 1,2 million d’euros récoltés). Et en 2013, La Fondation du patrimoine récoltait plus de 12 millions d’euros pour 800 projets divers et très variés. Enfin, plus récemment, le Musée d’Orsay a financé une partie de la restauration de la toile de Gustave Courbet, L’Atelier du peintre, via le site Ulule. Ratissant plus de 155.000 euros, alors que son objectif initial en visait 30.000.

Chez nous, les choses sont un peu à la traîne, les différents niveaux de pouvoir en étant seulement à «réfléchir» à la possibilité d’utiliser le crowdfunding pour pallier les subsides en chute libre à destination des institutions culturelles. Mais, pour une fois, ce n’est peut-être pas plus mal de ne pas s’être précipité.

Don ou investissement?

Car le crowdfunding risque tout doucement de devenir victime de son succès. Puisqu’il passe progressivement de la simple donation à une forme d’investissement. Selon l’étude récente du professeur américain de management Ethan Mollick, Swept Away by the Crowd? Crowdfunding, Venture Capital and the Selection of Entrepreneurs (1), la manière dont les qualités entrepreneuriales d’un projet sont examinées par les donateurs sur Kickstarter, l’un des sites de crowdfunding les plus importants et les plus connus à l’échelle internationale, devient de plus en plus similaire à la façon de faire de ceux qui investissent dans des sociétés de capital-risque.

«Les donateurs, désormais souvent devenus investisseurs, sont attentifs aux mêmes signes de qualité, mais surtout de rentabilité immédiate, que les capital-risqueurs classiques, remarque Mollick. Il y a des éléments qui augmentent les chances de se voir financé, quitte à standardiser le projet en question. Les créateurs ont-ils de l’expérience dans le domaine? Ont-ils un prototype? Ont-ils reçu l’aval d’une organisation ou d’un individu de référence avant de lancer leur projet? Ces facteurs augmentant la probabilité de succès, les capital-risqueurs y sont très attentifs. Des critères de sélection qui peuvent devenir assez inquiétants. Car, vu comme ça, le crowdfunding ne semble pas en voie d’éviter le plus grand commun dénominateur ou l’audace. Puisque de plus en plus de plateformes lient la rétribution des donateurs au “succès” de l’initiative. Et que nous retombons dès lors dans donc les “simples” lois du marché. Ce qui n’a jamais milité en faveur d’une culture multiple et ouverte à toutes les influences.»

Car, lancé à la base pour aider les initiatives peinant à faire surface, le crowdfunding devient donc de plus en plus un aimant captant les financements à destination des œuvres et institutions garantissant le plus de dividendes. Et, si elles ne sont pas mieux encadrées dans les années à venir, ces collectes de fonds, en tout cas dans le secteur culturel, ne vont clairement pas aider au lever du rideau sur les réalisations et les initiatives plus complexes et exigeantes.

 


(1) Que l’on pourrait traduire par Crowdfunding, capital-risque et sélection des entrepreneurs.