Au nom de la sécurité citoyenne, l’Espagne a accouché d’une «ley mordaza» (loi bâillon) qui restreint les libertés et réprime les mouvements sociaux, confisquant la parole et l’action des Espagnols et de ceux qui tentent de rejoindre la péninsule ibérique. Avant son entrée en vigueur, retour sur la procédure législative d’une norme très contestée.
Le Partido Popular, le parti qui dirige en solitaire le gouvernement espagnol, Mariano Rajoy à sa tête, a approuvé –d’abord au Congrès des députés puis au Sénat et, finalement, de nouveau au Congrès des députés– la dénommée loi relative à la sécurité citoyenne, face à tous les autres groupes parlementaires qui la considèrent comme une «loi bâillon» et qui pensent qu’elle limite les droits fondamentaux. Cette loi remplace celle dénommée «loi du coup de pied dans la porte», impulsée par un gouvernement socialiste et déjà fortement critiquée à son époque. Si cette dernière concédait des pouvoirs exorbitants à la police, la nouvelle multiplie le pouvoir de contrôle sur les citoyens.
Toutefois, il faut expliquer que la plupart des préceptes de ladite loi ne sont pas polémiques, étant donné qu’ils recueillent des normes précédentes, par exemple, sur les moyens d’identification des personnes, comme la carte nationale d’identité ou le passeport, ou sur le contrôle des armes et des explosifs.
Du coup de pied au bâillon
Toute l’opposition s’est unie pour dénoncer du haut de la tribune le contenu de la norme, avec des expressions comme «répression», «carte blanche à la police»,»attaque aux libertés» ou «aberration juridique», entre autres. Et tous ont promis que si, lors de la prochaine législature, il se produit une majorité autre que celle absolue du PP, ils y promouvront le changement ou la dérogation de la loi relative à la sécurité citoyenne.
Pour le socialiste Antonio Trevín, «la loi est un retour à l’État policier et elle n’est pas nécessaire» et «sous le couvert de la sécurité, ils veulent diminuer des droits des citoyens, en imposant le droit administratif de l’ennemi et en éliminant le contrôle judiciaire». Il n’a pas renoncé à interjeter un appel auprès du Tribunal constitutionnel, mais il ne s’est pas engagé à le faire.
Fondamentalement, la loi transforme en sanctions administratives ce qui auparavant était des fautes incluses dans le Code pénal et, par conséquent, soumises directement à un contrôle judiciaire. Selon certains porte-parole, le droit constitutionnel à la tutelle judiciaire réelle est ainsi limité, parce que le citoyen affecté devra d’abord épuiser la voie administrative et ensuite faire appel à la juridiction contentieuse-administrative. En outre, elle inclut des comportements passibles de sanctions comme les manifestations devant le Congrès des députés –ce qui développe simplement l’interdiction constitutionnelle de telles manifestations devant les assemblées législatives– ou les protestations avec escalade d’édifices publics, entre autres. Dès l’annonce de l’avant-projet de loi, le gouvernement a nuancé quelques-unes des sanctions administratives qui peuvent atteindre jusqu’à 600 000 euros pour les cas les plus graves.
Dans le chapitre des changements à caractère positif, il faut souligner que les procédures spéciales d’imposition de sanctions sont supprimées et que la procédure générale de la loi sur la procédure administrative de 1992, une norme de garantie et très correcte, d’une qualité technique élevée, sera la seule appliquée.
Atteintes aux droits fondamentaux
Dès le début des démarches parlementaires, la norme a été critiquée par la Commission européenne et les Nations unies, qui la considèrent comme contraire au droit sur certains thèmes très sensibles. Ainsi, un groupe de rapporteurs des Nations unies a demandé à l’Espagne de renoncer à cette réforme puisqu’elle risque de violer certains droits et libertés fondamentaux des individus et qu’elle sape les droits de manifestation et d’expression dans le pays. Selon leurs propos, «les droits de manifester pacifiquement et d’exprimer collectivement une opinion sont fondamentaux pour l’existence d’une société libre et démocratique. Notre souci est que les propositions de réforme puissent être une réponse du gouvernement et du pouvoir législatif aux nombreuses manifestations qui ont eu lieu en Espagne dans les dernières années», expliquent-ils.
Les immigrés en ligne de mire
Le gouvernement a également introduit dans la norme, pendant les démarches parlementaires, d’autres articles particulièrement polémiques comme la capacité des Forces de l’ordre à expulser les immigrants qui sautent les clôtures de Ceuta et Melilla. Cette possibilité, incluse dans une disposition, suppose la légalisation des dénommées «expulsions à chaud», expressément interdites jusqu’à présent, car les immigrants qui arrivent sur le sol espagnol ont droit à une assistance juridique et à la vérification de leur statut de mineurs ou réfugiés. Le gouvernement pense que l’on ne peut pas parler d’»expulsions à chaud» parce qu’elles n’ont pas cette considération si les immigrants foulent uniquement le territoire espagnol et ne dépassent pas le barrage de police. Cette disposition a été introduite comme amendement au Congrès des députés, une forme de ruse parlementaire très critiquable, parce qu’elle élude les rapports obligatoires du Conseil général du pouvoir judiciaire, du Conseil de l’État et du Conseil fiscal.
Le Sénat, comme nous l’avons dit auparavant, a également approuvé le projet de loi uniquement avec les votes du PP au cours d’un long débat de plus de cinq heures. Avec 134 votes pour, 84 contre et aucune abstention, la Chambre haute a fait prospérer le projet le plus caractéristique du ministre de l’Intérieur Jorge Fernández Díaz au cours de cette législature, ce dernier ayant été définitivement approuvé après son retour au Congrès des députés. Il faut également mentionner que pendant les démarches du Sénat, le texte a été adouci par rapport au texte du Congrès des députés. Ainsi, la Chambre haute a établi que «l’expulsion à la frontière» sera réalisée «en respectant» la réglementation des droits de l’homme et a indiqué que les demandes d’asile seront effectuées aux bureaux habilités à cet effet.
Police vs justice
D’une perspective juridique, la tutelle des droits et libertés qui revient aux juges et tribunaux continue d’être respectée. Ceux-ci auront toujours le «dernier mot», mais le cadre d’action administrative est grandement élargi, ce qui laisse les citoyens désarmés pendant certaines périodes de temps jusqu’à l’intervention du juge. Dans l’équilibre entre police et juge, la loi penche pour la police. Il s’agit typiquement d’une loi inspirée par un ministre de l’Intérieur, sans le contrepoids des autres sensibilités politiques, en particulier celles qui protègent les droits de l’homme. Autrement dit, la loi en soi ne constitue pas un danger; le danger naît de l’utilisation qui sera faite de celle-ci.
La loi organique 4/2015 du 30 mars relative à la sécurité citoyenne entrera en vigueur le 15 juillet prochain, même si la régulation des expulsions à Ceuta et Melilla est déjà entrée en vigueur le lendemain de sa publication au journal officiel de l’État. Somme toute, une mauvaise nouvelle pour ceux qui pensent que l’Europe est un «espace de liberté, sécurité et justice».